René Fugler
Les Conseils ouvriers en Bavière (nouvelle version)

Dans la nuit du 29 au 30 octobre 1918, trois navires de la flotte allemande refusent de partir se battre, en un ultime et vain "baroud d’honneur", contre la marine anglaise, et empêchent les autres navires de sortir. 47 marins sont arrêtés. Le 3 novembre, dans la ville portuaire de Kiel, les matelots manifestent en masse contre ces arrestations, rejoints par des ouvriers et des ouvrières. On réclame la libération des mutins, ainsi que "la paix et du pain". L’armée intervient : il y a sept morts et vingt-neuf blessés graves. Cette date du 3 novembre est considérée comme le début de la "Révolution allemande".

Le lendemain, c’est l’insurrection ; Kiel est occupée par 40.000 marins, ouvriers et soldats. Des conseils d’ouvriers et de soldats sont constitués. Le mouvement se propage : les "matelots rouges" se répandent à travers le pays, des conseils se créent à Wilhelmshaven, Hanovre, Brunswick, Francfort sur le Main, Stuttgart et Munich. A Strasbourg aussi, et dans d’autres villes alsaciennes, des conseils d’ouvriers et de soldats s’organisent pendant une dizaine de jours, du 9 novembre jusqu’à l’arrivée des troupes françaises. (Depuis 1871, "l’Alsace-Lorraine" était rattachée à l’Empire allemand, et de très nombreux Alsaciens et Mosellans, peu "fiables" du point de vue patriotique, étaient enrôlés dans la marine pendant leur service militaire.)

Parmi les événements dramatiques de cette Révolution allemande, on mentionne surtout ceux qui se sont déroulés à Berlin pendant la "révolte spartakiste". Elle débute le 7 janvier 1919 par une grève générale déclenchée par un comité d’action révolutionnaire. Environ 500 000 travailleurs se mettent effectivement en grève et manifestent dans le centre-ville de Berlin. Mais dans les jours suivants la répression est menée par le ministre social-démocrate de la Défense Gustav Noske qui fait appel aux Corps francs, milice composée d’anciens militaires ayant participé à la guerre et qui possèdent toujours leurs armes. Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, fondateurs de la Ligue spartakiste (Spartakusbund) puis du Parti communiste d’Allemagne, sont assassinés le 15 janvier. Une nouvelle insurrection, avec grève générale et combats de rue, a lieu à Berlin entre le 5 et le 11 mars 1919. Elle est également réprimée dans le sang. On estime à 3 000 le nombre de civils tués, dont plusieurs centaines de fusillés sans jugement.

La « République des conseils de Bavière » n’a duré que trois semaines, et sa zone d’influence effective n’a pas dépassé la région comprise entre Munich, Augsbourg et Rosenheim. Mais l’existence des conseils munichois s’étend sur une durée de six mois, de novembre 1918 au 1er mai 1919. Aucun ouvrage d’ensemble n’a été consacré à leur histoire, qui fait encore partie du « refoulé » allemand. Les historiens de la « Révolution allemande » n’évoquent que très accessoirement la tentative bavaroise, où les spartakistes ne jouent qu’au tout dernier moment un rôle prédominant (1).

Deux facteurs particuliers caractérisent la situation en Bavière : une population rurale plus importante que dans le reste de l’Empire (51 %, contre une moyenne générale de 34 %, selon les statistiques de 1907) ; un séparatisme commun à toute la population, le militarisme prussien étant considéré à la fois comme le principal responsable de la guerre et comme l’incarnation parfaite d’un centralisme autoritaire et envahissant. Le séparatisme bavarois s’est cependant révélé une arme à double tranchant : la bourgeoisie ne tardera pas à l’utiliser contre les « étrangers » (juifs, de surcroît) qui sont venus semer la pagaille en Bavière.

LE DOUBLE POUVOlR

Dans la nuit du 7 au 8 novembre 1918, après une manifestation de masse organisée dans l’après-midi par le Parti social-démocrate indépendant (USPD), la République est proclamée. Un conseil provisoire des ouvriers, des soldats et des paysans est constitué. Le roi, Louis III de Bavière, apprenant qu’aucun régiment ne tirera sur les rebelles, a quitté Munich.

Le président du conseil provisoire, Kurt Eisner, est un journaliste et écrivain originaire de Berlin, animateur du Parti social-démocrate indépendant de Bavière. En février 1918, il a été condamné à la prison comme principal instigateur de la grève de la métallurgie (fin janvier). L’espoir d’Eisner, c’est qu’une Bavière démocratique subira moins durement les exigences de l’Entente victorieuse.

Eisner forme un nouveau gouvernement comprenant quatre sociaux-démocrates « majoritaires » (SPD), deux indépendants, un non-affilié. Il annonce en même temps la convocation d’une Assemblés constituante. Fonctionnaires et employés, à la demande du nouveau gouvernement, se mettent à sa disposition. D’emblée, Eisner proclame le respect de la propriété privée et refuse toute socialisation. Il se montre préoccupé surtout des rôles respectifs de l’Assemblée qu’il veut susciter et des Conseils, dans lesquels il voit essentiellement un organe de contrôle et une école de démocratie active. La ligne de partage se fera bientôt entre partisans du parlementarisme et partisans des conseils, le refus de l’Assemblée devenant un des principaux mots d’ordre des éléments les plus radicaux. En fait, il n’y aura jamais coexistence réelle des deux pouvoirs.

L’alternative, Conseils ou Parlement, se pose d’ailleurs dans tout l’Empire. Le premier congrès des conseils d’ouvriers et de soldats (du 16 au 21 décembre 1918 à Berlin), à forte majorité SPD, se prononce pour une Assemblée nationale. En Bavière, Eisner cherche à mettre sur pied une formule de synthèse, « Conseils et Parlement ». Il juge qu’il n’a pas derrière lui des forces populaires suffisantes pour imposer les conseils, et il sait en même temps qu’un régime strictement parlementaire l’éliminerait du pouvoir. Les élections sont fixées au 12 janvier 1919 (l’Assemblée nationale de Weimar doit être élue le 19). Le parti d’Eisner ne recueille que 3 mandats sur 156 (le SPD et la Ligue paysanne : 68 ; le Parti démocrate : 27 ; le Parti populaire bavarois, le plus réactionnaire : 38). Les communistes (un groupe spartakiste s’est formé le 6 décembre) se prononcent pour le boycottage des élections, de même que le Conseil ouvrier révolutionnaire, dont un des animateurs est l’anarchiste Erich Mühsam. Le 10 janvier, Eisner fait d’ailleurs arrêter douze membres du Parti communiste et du Conseil révolutionnaire, dont Max Levien et Mühsam. Une manifestation spontanée les fait libérer.
Dès que les résultats des élections sont connus, le SPD et les partis de droite demandent à Eisner de se retirer.

Le 16 février, une nouvelle manifestation de masse, préparée sur l’initiative du Conseil ouvrier révolutionnaire, exige tout le pouvoir pour les conseils. Le 21, Eisner se rend à la première réunion du Landtag (le Parlement de Bavière) pour présenter sa démission de président du ministère. Il est assassiné à coups de revolver dans la rue par un jeune aristocrate. Le lendemain, l’état de siège est décrété à Munich ; les journaux sont occupés et suspendus pendant dix jours. La situation devient de plus en plus confuse au niveau des institutions qui sont censées exercer le pouvoir. Le Landtag se disperse. Un Conseil révolutionnaire central se constitue : il est composé de représentants des conseils et du Conseil ouvrier révolutionnaire, d’un représentant des syndicats et d’un représentant du SPD. Le congrès des Conseils bavarois continue de fonctionner parallèlement à ce Conseil central ; il élit le 5 mars un nouveau gouvernement qui n’aura pas l’occasion de se manifester. De plus, à la suite d’un accord intervenu entre sociaux-démocrates majoritaires et indépendants, le congrès décide de remettre ses pouvoirs au Landtag, qui doit se réunir à nouveau le 17 mars. Cette réunion peut avoir lieu, et le Landtag met en place un ministère présidé par le social-démocrate Hoffmann, dont la tâche essentielle sera par la suite la liquidation et la répression de la République des conseils.

En fait, pendant quarante-cinq jours, aucun pouvoir n’arrive à se faire reconnaître ni à se donner les moyens d’agir. C’est le Conseil central qui s’oppose le plus résolument au gouvernement Hoffmann, dénoncé dès sa formation comme un instrument de la réaction. Les communistes, représentés au Conseil central, restent dans l’expectative et s’opposent à ceux qui réclament la proclamation d’une République des conseils (Max Levien, pourtant, s’était prononcé en ce sens après l’assassinat d’Eisner). Les liens des communistes munichois avec les instances centrales à Berlin semblent avoir été lâches. Leurs principaux représentants sont Max Levien et Eugen Leviné, deux émigrés russes, anciens socialistes révolutionnaires qui ont quitté leur pays après la révolution de 1905 et les peines d’emprisonnement subies pour y avoir participé. Leviné, un des fondateurs du KPD (Parti communiste d’Allemagne), est venu de Berlin à Munich début mars pour réorganiser la rédaction du Drapeau rouge et le parti. C’est sous son influence que les communistes munichois renonceront à réclamer comme premier objectif l’instauration d’une République des conseils.

L’armée reste la force la plus stable. Le 1er mars, une « résolution des délégués des casernes munichoises » a assuré le commandant militaire de la ville de la confiance des différents corps de troupe. Le SPD fait bloc avec l’autorité militaire (qui proclame son attachement au « vrai socialisme ») en attendant qu’une solution parlementaire redevienne possible. La seule opposition organisée contre les conseils est menée par la Société Thulé, groupement d’extrême droite où militent de futurs chefs de file nazis.

LES « RÉPUBLIQUES DES CONSEILS »

La stagnation devient de plus en plus manifeste. Depuis les élections, plus aucun passage « légal » au socialisme n’est envisageable ; la République déçoit le prolétariat munichois, qui commence à exiger qu’à la révolution politique suive la révolution sociale. L’idée d’une République des conseils se répand. Dans les premiers jours d’avril, les conseils empêchent le Landtag de se réunir. Le 5, les différentes assemblées prennent des résolutions en faveur de la République des conseils.

Elle est proclamée dans la nuit du 6 au 7 avril 1919 par le Conseil central, avec l’accord du SPD, des indépendants, des syndicats et de la Ligue paysanne. Les atermoiements du SPD ont sérieusement entamé sa base ouvrière ; il ne prend pas le risque de se prononcer contre la République des conseils, mais ne fera rien pour la soutenir. La décision, proposée au Conseil central par l’anarchiste Gustav Landauer (2), est donc adoptée à l’unanimité. Une proclamation au peuple de Bavière, signée par le Conseil central révolutionnaire et le Conseil révolutionnaire des soldats, annonce que la dictature du prolétariat est entrée dans les faits, avec, comme décisions immédiates, la dissolution du Landtag et de la bureaucratie, la socialisation de la presse, la formation d’une armée rouge. « La République des conseils de Bavière suit l’exemple des peuples russes et hongrois. »

Les communistes, invités à cette réunion, n’y participent pas. Leviné fait une apparition au milieu des débats, pour déclarer que le KPD refuse de s’associer à toute initiative à laquelle participerait le SPD, compromis par sa politique de guerre ; que le prolétariat n’est pas mûr pour une République des conseils, qui de toute façon ne pourrait pas tenir sans l’appui de l’Allemagne du Nord.

D’autres villes de Bavière proclament la République des conseils. A Munich, les pleins pouvoirs sont conférés à des « délégués du peuple ». Parmi d’autres, Landauer est chargé de l’éducation ; Silvio Gesell (théoricien de l’« économie libre » et de la « monnaie libre ») des finances. Un certain Dr Lipp, chargé des affaires étrangères, devra vite être suspendu pour troubles mentaux. Mais ces « délégués » ne disposent d’aucun moyen d’action, sinon de leur éloquence dans les réunions qui se succèdent. Pour l’opinion publique, trois hommes représentent la République des conseils : Landauer, orateur entraînant, qui a une certaine influence auprès du prolétariat politisé ; Mühsam, connu comme poète et comme agitateur, et l’auteur dramatique Ernst Toller (affilié au parti social-démocrate indépendant), nommé président du Conseil central. Pour la bourgeoisie et pour une partie de la population bavaroise, ils incarnent la « bohème littéraire juive ».

Ernst Toller

Ce sont des hommes qui comptent moins sur leurs « pleins pouvoirs » que sur l’initiative créatrice et l’action autonome des masses. La suppression de l’ancien pouvoir doit laisser le champ libre à la reconstruction sociale. Mais l’annonce de la libération ne suffit pas à déclencher le processus qu’ils attendent. De toute façon, leur temps est mesuré.

Dès le 13 avril, sur l’incitation du gouvernement Hoffmann, réfugié à Bamberg, les « troupes de sécurité républicaines » tentent un putsch contre les conseils. Certains membres du Conseil central, dont Mühsam, sont arrêtés. L’armée rouge résiste, soutenue par les ouvriers acquis aux conseils. Le putsch est vaincu, mais il y a déjà des victimes : 20 morts, plus de 100 blessés.

Les communistes, qui ont jusque-là concrétisé leur opposition à la « pseudo-République des conseils » (Scheinräterepublick) en regroupant dans un nouveau Conseil central des « hommes de confiance » révolutionnaires élus dans les entreprises et les casernes, affirment à présent que la classe ouvrière a montré sa maturité en s’opposant au putsch, et déclarent à leur tour la République des conseils. Ils ne se font sans doute guère d’illusions. Au moins veulent-ils saisir une chance de galvaniser les forces révolutionnaires dans le reste de l’Allemagne, et laisser un exemple qui puisse stimuler les luttes dans l’avenir. C’est une illustration de ce qu’André et Dori Prudhommeaux appellent la « tragédie spartakiste » (3).

Le pouvoir, désormais, est représenté par le Conseil des « hommes de confiance » auxquels participent des indépendants et des sociaux-démocrates ralliés au programme communiste. Il forme un comité d’action avec un exécutif de quatre hommes : Levien, Leviné, Toller et un troisième Russe, Towia Axelrod. Une série de décisions est prise pour radicaliser la situation : grève générale (elle durera jusqu’au 22), confiscation du ravitaillement et des armes, socialisation du logement, arrestation d’otages. La situation devient de plus en plus difficile. Les vivres et le charbon manquent, les paysans s’opposent aux commandos de réquisition. Le manque d’informations aussi commence à ce faire sentir (les journaux ne paraissent plus). Les rumeurs les plus insensées circulent en Allemagne sur la terreur à Munich. L’antisémitisme, cette fois-ci, s’en prend aux « juifs russes ». Des corps francs se rassemblent dans le Nord et en Haute-Bavière à partir du 20 avril, les troupes gouvernementales se mettent en marche vers Munich.

Au sein du comité d’action, les tensions se font de plus en plus vives. Le 27, l’assemblée des conseils d’entreprise rejette la politique des communistes et élit un nouveau comité d’action, où se retrouve Toller (qui avait été promu commandant de l’Armée rouge pour le secteur nord de Munich). Les communistes se retirent du Conseil, et demandent aux travailleurs de ne pas suivre le nouveau comité d’action. Rudolf Egelhofer, un marin de Kiel, est à la tête de l’Armée rouge. Le 30 avril, il fait fusiller dix otages, dont six en fait sont des membres de la Société Thulé qui ont pratiqué la réquisition pour leur propre compte... avec des tampons de l’Armée rouge.

Le 1er mai, les troupes gouvernementales et les corps francs entrent dans la ville. Les combats durent plusieurs jours. Il y aura 600 morts. La répression dépasse en sauvagerie celle qui a sévi ailleurs dans la même période. Landauer est frappé à mort, Egelhofer fusillé sans jugement, Leviné est condamné à mort et fusillé. Toller (sauvé par un mouvement de protestation international) s’en tire avec cinq ans de forteresse. Gesell est accusé de haute trahison, puis acquitté. Levien parvient à s’enfuir, mais disparaît en 1937 dans les purges staliniennes. Plus de 4 000 peines sont prononcées. En septembre 1919 encore tombent des condamnations à mort.

René Furth


(1) Le témoignage d’Erich Mühsam, La République des conseils de Bavière : Munich du 7 novembre 1918 au 13 avril 1919 a été publié par les éditions de la Digitale (1999). Voir aussi les articles de Roland Lewin et d’Yves dans le volume 3 d’Increvables anarchistes, éd. du Monde libertaire, éd. Alternative libertaire, 1998. Les éditions Agone viennent de publier (2009) une nouvelle traduction du roman en quatre tomes d’Alfred Döblin, Novembre 1918, une révolution allemande, avec d’utiles préfaces et notices historiques.

(2) De Gustav Landauer on trouve en traduction : La Révolution, avec une postface critique de Louis Janover (Sulliver, 2006) et La Communauté par le retrait présentée par Charles Daget (éd. du Sandre, 2008).

(3) Militants libertaires, ils sont les auteurs, entre autres, de Spartacus et la Commune de Berlin, 1918-1919, Spartacus, 1949. La brochure comprend aussi des textes de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.

Texte revu et complété pour « Courant alternatif », n° 195, décembre 2009