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Europe, Europe !

publié le 10 mars 2005

Je vous écris du bord du fleuve. Il est large, il est impressionnant. Il roule ses eaux sans s’arrêter. D’énormes barges le remontent ou le descendent. Je vais me promener régulièrement sur ses rives et la seule question que je me pose est de savoir sur quel bord je vais aller boire mon café du matin.

Il y a encore quelques années, pour changer de bord, je devais montrer patte blanche. Aujourd’hui, les bâtiments des douanes ont disparu. Je traverse tranquillement.
Il y a quelques années, en passant le pont, je ne savais pas si je serais arrêté, étant contrôlé un peu plus que les autres. Aujourd’hui, ce souci ne m’effleure plus.
Il y a quelques années je devais avoir deux porte-monnaie, pour les deux devises ; aujourd’hui, je n’ai plus de problème de conversion.

Le samedi matin, le marché de mon quartier est international. Il résonne de nombreuses langues. Celle qui a cours de ce côté-ci du fleuve se mélange à celle de l’autre côté comme à celles de l’autre côté de la Méditerranée. Pour la première fois depuis plus d’un siècle, les deux côtés du fleuve sont apaisés. Il n’y a eu nul besoin de guerre ou d’occupation pour retrouver ce qui existait de toute éternité, un fleuve et sa plaine, où paysans, marchands et voyageurs passaient d’un bord à l’autre sans se poser de question. Eh oui, je vous écris du bord du Rhin !

L’Europe, je la vis au quotidien, et je ne voudrais pour rien au monde revenir en arrière. Pour la première fois depuis soixante ans, il n’y a plus de guerre ni risque de guerre entre l’Allemagne et la France. Pour nous, enfants de la guerre, cela a beaucoup d’importance.
Je comprends que vous, qui êtes dans la grande ville, ne compreniez pas ce dont je parle. Quand je suis avec vous là-bas, je perds de ma possibilité quotidienne de passer d’un côté à l’autre.

Cela ne m’empêche pas de m’interroger sur les débats qui ont lieu en ce moment sur ce que certains veulent considérer comme un nouveau texte fondateur de cette Europe. Vous êtes pour ou contre ? Ceux qui sont contre oublient de préciser qu’une Constitution existe déjà sous la forme des différents traités qui s’empilent les uns sur les autres de façon plus ou moins incohérente. Il ne s’agit en fait que de remplacer un texte par un autre. L’argumentaire de ceux qui s’opposent est de deux natures. Il y a ceux qui intoxiqués par la rengaine « nos ancêtres les Gaulois » veulent vivre dans un pays qui ressemblerait au village d’Astérix. Il y a les autres qui refusent de réaliser que l’unification des pays se fait, qu’on le veuille ou pas, que l’Etat central se délite. Parmi les opposants de gauche, il y a aussi ceux qui voient dans cette Constitution un texte liberticide, mais que cela ne dérange pas du tout d’exercer le pouvoir dans le cadre de la Constitution française que d’aucun qualifiait de « coup d’état permanent ».

Il faut reconnaître que ces nations contre lesquelles nous nous sommes tant battus sont en train d’expirer au profit d’un machin pour lequel personne n’aura envie, pendant un certain temps, de se battre et de laisser sa vie. Cela est déjà, en soi, un progrès.

Les pouvoirs régaliens partent en quenouille au profit d’une entité molle. Le droit de frapper monnaie n’existe plus. La justice est sous le contrôle de tribunaux européens, la police est bridée par « l’Espace Schengen » qui ne peut que déboucher sur une police européenne et l’armée voit un « Eurocorps » se former sous différentes formes préfigurant une armée qui ne marchera plus au son de la Marseillaise. Ce processus n’est pas propre à notre pays, mais il est en marche dans tous les pays qui forment cette Europe pour laquelle on nous demande de nous décider : oui ou non.

Ce que l’on oublie de nous dire, c’est que Constitution ou pas, le délitement entraîne deux effets. Partant du principe qu’il vaut mieux être chef dans son village que deuxième à Bruxelles, nos tenants du pouvoir parisien commencent à partager les dépouilles de l’Etat central entre les provinces dont ils espèrent être les maîtres demain. Même si ce processus a été ralenti du fait du passage « à gauche » des régions, il est devenu irréversible. Deuxième effet, l’Etat central perd sa capacité à administrer l’économie. Cette capacité n’est en aucune façon reprise par un quelconque gouvernement central européen.

Témoin l’absence de réaction face au bluff grec quand à son niveau de déficit réel ou la rediscussion par les principaux Etats du montant de ce même déficit. Ces derniers, qu’ils soient français, allemands ou autres n’entravent en rien la bonne tenue de l’Euro sur les places boursières. Le capitalisme est enfin libre, ou en train de se libérer de ses dernières entraves. C’est la liberté du renard dans le poulailler.

Le capital n’est plus national, ni américain ni encore moins international mais a-national. La circulation des capitaux ne se fait plus de pays à pays. Elle utilise le réseau mondial informatique. Un bulle virtuelle financière, protégée par des systèmes très sophistiqués, fonctionne de manière complètement autonome. Les principes qui la régissent n’ont rien à faire avec les lois du marché. Le fonctionnement du sacro saint marché financier peut être stoppé si ses lois s’appliquent de façon trop radicales, à la baisse. Un outil informatique anti krach a été mis en place.

La libre circulation des personnes se transforme en libre circulation de la force de travail et des outils de production au bénéfice de ceux qui les contrôlent. Le scandale des délocalisations ne réside pas tant dans la partie apparente, le transfert d’usine, que dans le type de société que les responsables de ces délocalisations réclament. C’est à dire une société où le travailleur n’a plus que le droit de se taire, où les protections sociales n’existent plus et où les droits fondamentaux des gens sont anéantis. L’idéal social de ces patrons est réalisé dans les pays ex-communistes ou qui le sont encore officiellement comme la Chine. Ces patrons, Seillères en tête, sont les derniers vrais communistes.

Mais dans les têtes des habitants de cette nouvelle entité, toute brumeuse qu’elle soit, une nouvelle culture est en train de se faire jour. Les transformations à l’œuvre dans l’université française, ce fameux L.M.D. (nouvelle organisation des Licence, Master, Doctorat) , vont ouvrir les portes à la circulation d’étudiants européens de plus en plus nombreux. Les différents protocoles du type Erasmus ou Leonardo ont montré le chemin. Dans l’imaginaire des pays qui sont sortis récemment de l’étreinte soviéto-russe, l’Europe porte l’espérance que leur histoire ne se reproduira pas. Pour les jeunes de ces pays, la nouvelle entité est la porte ouverte sur le reste du monde.

C’est pour cela que la Constitution proposée, que l’on nous demande de ratifier, se borne à écrire dans le marbre la réalité que nous vivons. Elle est aussi la sanction d’une démission sociale. Enfermé dans l’idéologie du « produisons français et travaillons au pays » les syndicats se sont voilés la face devant les transformations du capital. Les partis politiques de gauche, eux, n’ont jamais cru dans l’Europe. Ils n’ont jamais eu une politique internationaliste. Ils peuvent pleurer sur le libéralisme économique de l’Europe en train de se faire, ils en sont les premiers responsables. Ils n’ont pas été capables d’avoir une réponse politique non-nationale au défi qui leur était lancé. L’attitude de leurs députés au Parlement Européen l’a bien montré. Ils ont voté la « directive Bolkestein contre laquelle ils hurlent aujourd’hui. Leurs sections frontalières fonctionnent comme si les problèmes s’arrêtaient à la frontière, à quelques mètres du sigle de leur section. Tout à la préservation de leur pré carré, ils n’ont pas mis en place des structures transnationales.

Un peu plus propres, les Verts français, pourtant membres d’un parti écologique européen, sont en fait tout aussi incapables d’exister autrement qu’en tant que structure nationale, pour ne pas dire nationaliste.

Sans parler des communistes qui ne peuvent que pleurer leur internationale, que les trotskystes s’appliquent à singer.

Selon les derniers sondages, le refus de la constitution rassemblerait 40% des votants. Bigre. Que se cache-t-il derrière ces chiffres ? Il y a sans conteste l’expression d’un refus de l’action du pouvoir en place. Les élections sont la dernière arme où le « peuple » peut encore s’exprimer sans risque. Les mouvements sociaux de ces dernières années n’ont été que d’immenses abattoirs de nos espérances. C’est dans l’urne, dans l’acte solitaire que s’exprime le refus de ce qui se passe, même s’il faut alors voter pour ceux d’en face, qui croient alors que l’on a voté pour eux... A l’observateur attentif, la campagne en faveur du non apparaît comme une tentative détournée de créer le courant politique à gauche du P.S. qui manquerait tant en France. Il est temps pour un certain nombre de leaders auto-proclamés de retrouver des troupes au nom de qui parler !

C’est l’occasion pour les trotskystes de se refaire une virginité rejoints dans cette quête par les communistes, espèce en voie de déliquescence avancée, où l’on voit un barbu et un chauve faire une alliance contre nature contre une femme qui n’en peut mais.

C’est l’occasion pour les leaders mondialistes de partir à l’ATTAC d’un monde politique qui semble les ignorer, et où il y a des places à grapiller.

Nous n’avons pas, nous libertaires, à répondre oui ou non à quelque chose qui n’a pas de sens. Nous n’avons pas à choisir entre le Traité de Nice, Luxembourg, Maastricht et consorts d’une part ou la Constitution de Giscard de l’autre. Notre travail est de nous donner les moyens de créer des liens permanents entre nos groupes, journaux, structures diverses et les amis de l’autre côté des anciennes frontières. Ce n’est pas facile. Il nous faut sortir de notre nombrilisme franchouillard. Il faut s’affronter à la langue de l’autre.

Croyez- vous que si nos réseaux européens étaient ce qu’ils devraient être, il n’y aurait pas dans cette Constitution un petit article tentant de restreindre notre mobilité d’action ?

Pierre Sommermeyer
ps@plusloin.org


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