Formes et tendances de l’anarchisme...
René Furth

L’ORDRE ET LE DÉSORDRE

Une première approche de l’anarchisme bute inévitablement sur les idées, les images, d’ordre et de désordre. L’anarchie, pour le sens commun, c’est le désordre. D’un point de vue pédagogique, il peut être utile de rappeler, par l’étymologie, qu’anarchie signifie d’abord absence d’autorité, et non pas absence d’ordre. On peut aussi soutenir que, face au « désordre établi », « l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre » Il vaut mieux cependant, quand on se propose de retrouver les sources vives de l’anarchisme, ne pas éviter cette rencontre, mais bien au contraire rechercher les implications ambivalentes des notions d’ordre et de désordre.

Le retour à certaines images motrices ; à des expériences élémentaires, permet de dépasser les expressions théoriques partielles qui ont figé les intuitions de l’anarchisme en méthodes et idéologies exclusives. Il faut remonter à ces expériences où se révèle de la façon la plus spontanée une conscience anarchique : une manière immédiate de ressentir la vie, de s’orienter dans le monde. C’est ainsi qu’à travers des attitudes concrètes on pourra reconstituer le sens de thèmes trop rebattus ou au contraire trop vite négligés dans l’élaboration rationnelle. Une telle recherche fait affleurer les nostalgies les plus primitives et les pulsions les plus destructrices. Elle pose aussi un problème difficile : séparer ce qui est originel de ce qui est dévié ou déformé.

L’anarchie, liberté sauvage

Dans le contexte social, l’attitude anarchique apparaît comme refus, perturbation, désordre : rejet des valeurs consacrées, mépris des règles, lutte ouverte contre les pouvoirs. Négative dans son expression, elle n’en est pas moins positive dans son mouvement premier. Elle est affirmation d’une .vie qui veut s’épanouir, mais qu’étouffe et mutile un ordre figé, oppressant.

La révolte anarchique, individuelle ou collective, signifie la poussée d’une vie neuve qui fait éclater une carapace trop étroite. Vivre, ce n’est pas se préserver et survivre, mais développer ses forces et se frayer son propre chemin. Chaque fois qu’une vigoureuse volonté de vivre se trouve bloquée par les conditions matérielles et spirituelles, il se produit une crise, une lutte qui ne prend fin que par la transformation du monde ou l’écrasement de la vie.

La première expression de l’anarchie est ainsi le choc d’un élan vital contre des structures qui s’opposent à son déploiement. Et comme toute existence a, du moins tant qu’elle n’est pas réduite, son mouvement propre, toute tentative pour dévier ou réprimer celui ci apparaît comme inadmissible violence. Toute autorité, tout pouvoir constitués sont ainsi rejetés comme contraires à la vie par celui qui en subit le poids.

Par sa seule dynamique, antérieurement à toute réflexion approfondie, une existence qui cherche à se donner libre cours se trouve en conflit avec l’organisation sociale. Selon la pression effective que celle ci exerce, selon qu’elle est brutale ou larvée, la révolte prend des formes plus ou moins violentes. Dans le cas extrême, le terrorisme semble se confondre avec le jaillissement d’une liberté à l’état sauvage qui caractérise l’anarchie.

Les « bandits tragiques » se sont battus à mort contre, une société qui les broyait et paraissait exclure la possibilité d’une transformation profonde [1]. /Que crève le vieux monde !/ Si leur sort était réglé d’avance, c’est qu’à une vie condamnée au croupissement ils préféraient le dernier flamboiement d’une protestation radicale.

Le déchaînement des passions

La révolte, dans ce cas ; prend une inflexion lourde de conséquences. Pour reprendre les termes de Nietzsche, l’activité spontanée, créatrice, parce qu’elle est brimée devient réactivité, ressentiment, volonté de détruire pour détruire. A cette extrémité, la révolte se fait négation de toute forme d’ordre et de valeur, négation de la vie. Elle débouche sur le meurtre comme unique horizon et finalement contredit ses sources.

Pourtant, sans aboutir à un tel désespoir, les anarchistes ont souvent considéré le désordre, face à un « ordre » écrasant et paralysant, comme un facteur de création par les énergies positives qu’il libère. « La joie de détruire, dit Bakounine, est une joie créatrice. »

Cette idée, constante dans sa vie et sa pensée, se retrouve aussi développée ainsi : « Nous comprenons la révolution dans le sens du déchaînement de ce qu’on appelle aujourd’hui les mauvaises passions, et de la destruction de ce qui dans la même langue s’appelle « l’ordre public ». Nous ne craignons pas, nous invoquons l’anarchie, convaincus que de cette anarchie, c’est-à-dire de la manifestation, complète de la vie populaire, doit sortir la liberté, l’égalité, l’ordre nouveau, et la force même de la révolution contre la réaction » [2].

Le désordre n’est pas choisi ici pour le désordre, mais en vue d’un ordre nouveau. La nostalgie d’un ordre nouveau est une des lignes d’orientation originelles de la conscience anarchique. Son occultation dans le désespoir et le ressentiment constitue une grave perte d’équilibre. Le heurt entre le déploiement spontané de l’individualité d’un côté, et l’état de pénurie naturelle, les structures sociales oppressives de l’autre, produit, en même temps que la révolte, antérieurement même à la révolte, l’aspiration à un ordre harmonieux, où les besoins pourraient se satisfaire, les intérêts et .les volontés s’équilibrer librement, les formes sociales évoluer en souplesse.

Animée par le désir d’une vie pleine, la conscience anarchique peut se tracer dans le réel deux, voies opposées : celles d’un pessimisme et d’un optimisme également virulents. Suivant la première, le monde apparaît vite comme le champ clos d’une lutte de tous contre tous, univers désordonné où la lutte pour la vie élimine le plus faible à tous les coups. Suivant la seconde, l’humanité est en marche vers un ordre vivant, en éliminant peu à peu les obstacles naturels et les contraintes artificielles.

L’élaboration théorique de l’anarchisme retrouvera ces colorations spontanées. Selon les circonstances, elle fera dominer l’une ou l’autre. Mais les circonstances ne sont pas seules déterminantes, et l’on ne peut éluder la question : de ces tendances contraires, quelle est celle qui correspond effectivement au dynamisme interne de l’anarchie ?

LE SENS DE LA RÉVOLTE

La question n’est pas purement formelle : la réponse orientera le comportement et l’action. Si l’on reprend l’opposition entre activité et réactivité, il apparaît déjà que l’aspiration à un ordre permettant l’épanouissement de la vie est conforme à l’élan anarchique. Mais l’impitoyable lutte pour la vie, la « loi de la jungle » n’est-elle pas inscrite dans la réalité naturelle ? La révolte ne serait elle qu’un aspect de cette lutte ?

Une communauté humaine

Il faut ici faire un pas de plus, et chercher à dégager la signification humaine de la révolte. Explosion d’une énergie vitale comprimée, elle est aussi, dans son premier mouvement, affirmation de valeurs pour lesquelles le révolté acceptera le risque de la mort. « La conscience, dit Camus, vient au jour avec la révolte » [3]. Dans cette « volte face », aussi impulsive soit elle, l’homme éprouve et proclame qu’il n’est pas chose parmi les choses. Qu’une limite a été dépassée au delà de laquelle l’inhumain n’est plus tolérable.

Le révolté n’admet plus qu’une partie de lui même, qui est possibilité de développement, de choix, de refus, d’autodétermination, soit plus longtemps niée, écrasée. « Apparemment négative, puisqu’elle ne crée rien, dit encore Camus, la révolte est profondément positive puisqu’elle révèle ce qui, en l’homme, est toujours à défendre ».

Revendiquant le droit à une existence d’homme, le respect de son intégrité, le révolté ne tarde pas à donner un nom à cette exigence qui le lance dans la contestation et la lutte : la liberté. Ressentant ce besoin de liberté comme la tension essentielle de son être, il affirme une liberté constitutive de sa réalité d’homme. Le révolté, pour suivre encore l’analyse de Camus qui est ici particulièrement éclairante, agit, donc au nom d’une valeur encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude et le fournit d’une raison d’agir.

C’est en ce sens que la révolte surmonte le désespoir et la destruction pure. Elle éclaire la solidarité des opprimés, les raisons d’un combat commun. Eveillant à la conscience de soi et d’autrui, éveillant, par l’action de rupture où elle s’exprime, les autres à la conscience de leur liberté, appelant à une solidarité agissante, la révolte fait surgir une communauté nouvelle. L’oppresseur s’exclut lui même par son inhumanité : par une existence fondée sur la négation de l’humanité en autrui.

De l’anarchie à l’anarchisme

La révolte conduit ainsi à la volonté d’une justice pour tous, c’est à dire d’un ordre véritable qui réalise les conditions de la liberté. La révolte débouche dans la révolution, l’anarchie dans l’anarchisme.

L’anarchisme, reprise raisonnée, réfléchie ; de la volonté anarchique d’existence intégrale et de développement indéfini, se constitue par la réflexion sur les valeurs posées dans la révolte ; sur les conditions et les moyens de leur réalisation. Elucidant et prolongeant le mouvement d’une anarchie spontanée, l’anarchisme tend à instaurer une nouvelle forme d’anarchie : la spontanéité créatrice d’une existence libre dans une société désaliénée. C’est dans cette perspective qu’on pourra dire : L’anarchie, c’est l’ordre.

Entre ces deux formes d’anarchie, entre le jaillissement de la source et l’horizon qui ne cesse de reculer, s’étend le champ de l’anarchisme.

Se proposant la réalisation d’un homme qui porte la vie à la limite du possible, l’anarchisme ne peut se cantonner dans les luttes et les urgences de l’instant présent. Il doit promouvoir une entreprise coordonnée prolongeant le passé vers l’avenir ; prenant appui sur l’acquis, pour atteindre ce qui n’est encore que projet. Il doit définir les fins et les moyens.

D’où, la nécessité d’une ligne directrice qui implique non seulement la connaissance de l’homme et du monde, mais aussi le choix des valeurs qui orienteront le devenir humain. Car il n’y a pas de chemin tracé d’avance, pas d’instinct infaillible ni de connaissance donnée une fois pour toutes. Les buts et les voies qui y conduisent sont sans cesse à définir et à redéfinir au fil des conditions qui se présentent et des possibilités qu’elles ouvrent.

L’anarchisme est amené ainsi à dégager le sens (signification et direction) de l’existence humaine, à éclaircir ce qui constitue la réalité fondamentale, de l’homme. C’est de l’expérience, de la révolte, qu’il tire son affirmation première : l’existence n’a pas de sens hors de la liberté. Autrement : dit c’est par la liberté que se définit l’existence humaine authentique Ou encore : ce qui fait la réalité même de l’homme, c’est la liberté.

La logique de la liberté

Une telle position relève bien d’un « choix », d’une hypothèse fondamentale (posant les fondements) qui détermine simultanément la pensée et l’action. Et ce choix n’a rien de gratuit puisqu’il s’exprime dans une expérience qui engage, dans le risque, le tout de l’homme. Il n’en reste pas moins que cette hypothèse vitale demande à être développée sur le plan de la pensée cohérente, confrontée aux connaissances acquises, éprouvée dans l’existence concrète.

C’est bien une philosophie qui prend forme ici : un effort ininterrompu pour situer l’homme dans l’univers, univers Interprété par la connaissance, transformé par le travail, vécu tant bien que mal par les individus et leurs sociétés. Cet effort pour situer l’homme dans la nature, la culture, la société, débouche nécessairement, en ce qui concerne l’anarchisme, dans une philosophie pratique, une philosophie en acte : la liberté n’est réelle que vécue, exprimée par le comportement, l’action.

Mais si l’anarchisme tire ses origines de la révolte, le chemin qui conduit de celle ci à celui là n’est pas inévitable. Tout révolté ne devient pas forcément anarchiste. Il peut en rester à une phase d’insurrection anarchique qui ne pose pas les moyens, ni même, peut être, les fins d’un ordre anarchiste. Il peut aussi, dans le choix des moyens devant conduire vers une société libre, se prononcer pour des compromis qui préserveront finalement le désordre établi, ou pour des voies qui mènent à une nouvelle oppression.

L’anarchisme se définit par la fidélité à la logique de la révolte. Il se refuse à employer des moyens contredisant, niant les valeurs posées par celle ci. Non pas pour maintenir coûte que coûte une première affirmation, mais parce qu’il juge, expérience à l’appui, qu’on ne peut pas parvenir à la liberté par la négation de la liberté. La révolution doit prolonger la révolte, mais sans la trahir.

LIBERTÉ ET LIBÉRATION

C’est parce qu’elle fait de la liberté son thème central, son noyau, parce qu’elle définit la réalité humaine par la liberté, que la philosophie anarchiste se dit justement libertaire. Sans doute, ni la réflexion sur la liberté ni la volonté de libération ne sont, une exclusivité de l’anarchisme. Sa philosophie s’inscrit dans une longue évolution culturelle, une dramatique succession de luttes. Ce qui la fonde dans son originalité, c’est de suivre jusqu’au bout la logique de la liberté, c’est d’affirmer que sur aucun plan on ne parvient effectivement à la liberté par sa négation « provisoire » ou son abdication : par là, elle est anarchiste.

N’est il pas contradictoire de soutenir simultanément que l’homme est libre, et qu’il doit choisir des voies qui conduisent effectivement à la liberté ? S’il était libre, l’homme aurait il soin de se libérer ? Poser la question ainsi, c’est ne pas tenir compte des conditions de la liberté. L’homme peut réaliser concrètement sa liberté parce qu’elle est la caractéristique essentielle de son être. Il peut se libérer parce qu’il est libre.

La liberté et les déterminismes

Une telle affirmation est, implicite ou explicite, à la base de toute doctrine qui se propose d’organiser la vie individuelle et collective en fonction de la liberté. Nous retrouvons là le « choix » dont il a déjà été question : l’affirmation de la liberté n’est susceptible d’aucune vérification ni d’aucune infirmation d’ordre scientifique. La connaissance scientifique est fondée sur le principe du déterminisme, sur la recherche de rapports nécessaires et universellement valables entre les faits. En tant qu’être naturel, l’homme est soumis aux déterminismes physico-chimiques et biologiques. Son originalité, c’est d’échapper à la sphère de l’animalité, de parvenir peu à peu à connaître et à dominer les déterminismes naturels.

En tant qu’espèce animale, l’homme est apparu doté de moins de moyens de défense et d’adaptation que les autres espèces. Dépourvue d’instincts rigides qui adapteraient selon des schémas immuables son comportement au monde, l’espèce humaine est sommée d’inventer les moyens de sa survie. C’est cet état d’inachèvement qui a contraint l’homme au passage décisif vers son humanité. Prendre du recul par rapport à sa situation, prévoir des conduites qui organisent l’espace et le temps, codifier les expériences passées pour préparer l’avenir, telles sont les règles de la conscience humaine.

Dans le développement de la conscience, de la mémoire, dans le progrès des connaissances et des moyens d’action, s’est formée une espèce sans commune mesure avec les autres êtres vivants. La conscience prend le relais de l’instinct, invente des solutions qui peuvent être source de réussite ou d’échec.

Il y a, au noyau de la réalité humaine, comme une faille, y un vide à remplir, d’où surgit la conscience contrainte de faire les raccords, de lier les circuits, d’assumer choix, après choix.

C’est à partir de là que se définit la spécificité humaine. Il ne s’agit pas d’indétermination, puisque les déterminismes ne se trouvent aucunement annulés, et qu’au contraire de nouveaux déterminismes, psychologiques et sociologiques, viennent structurer le monde humain. Il vaut mieux parler ici d’autodétermination, ou de surdétermination : aux déterminismes, l’homme ajoute les déterminations de ses projets, de ses créations. Les projets humains s’appuient sur les déterminismes, qui donnent une consistance à l’action. La liberté utilise les déterminismes, qui conditionnent sa situation.

Toute science isole un aspect fragmentaire de la réalité humaine. Pour retrouver le tout de l’homme, pour rendre compte du surgissement et des progrès de la conscience, pour comprendre l’invention et la création, la réflexion philosophique à son tour choisit ses hypothèses directrices, contrôlées par le raisonnement et par l’expérience de toute une vie.

L’idée de la liberté est une de ces hypothèses, et parce qu’il se construit autour d’elle, l’anarchisme est bien une philosophie.

L’action et les valeurs

La philosophie ne se contente pas d’interpréter la relation de l’homme au monde, le devenir humain : elle cherche à orienter ce devenir, à transformer le monde, à changer la vie. La connaissance scientifique précise les conditions de l’action, non pas ses fins. Elle peut mesurer l’efficacité, non pas la valeur humaine d’une action. Et l’efficacité, finalement, s’évalue en fonction d’un but à atteindre. Parmi les entreprises possibles, c’est à l’homme de choisir, à ses risques et périls, celle qui répond à l’idée qu’il se fait d’une vie valable, d’un devenir humain qui ait un sens.

Le choix fondamental qui constitue une philosophie a des conséquences pratiques : il exprime moins le choix d’une idée que le choix d’une vie. Pour l’anarchisme, la valeur d’une action ou d’un comportement est estimée en fonction de l’accroissement de liberté et de conscience qu’ils permettent, en fonction de la liberté qu’ils expriment.

L’action concrète n’est pas dictée par une idée abstraite de la liberté, mais éclairée par une constellation de valeurs particulières, valeurs transitoires et relatives, dégagées par le projet qui oriente notre vie. Justice, sincérité, courage, amour, beauté, etc. ne sont pas des valeurs données une fois pour toutes ; elles sont posées ou rejetées par une conscience toujours tendue vers un monde en devenir, par une volonté, parfois obscure, de réaliser dans le mouvant et l’incertain le sens que s’est choisi une existence. Et ce sens même n’est pas donné une bonne fois dans sa clarté, mais éclairci, repris, réfléchi, dans l’ambiguïté et les hasards de la vie concrète.

Ce mouvement même d’une existence qui invente ses valeurs et choisit sa voie, c’est la liberté. Et cette liberté est engagée dans un effort constant de libération.

Les étapes de la liberté

Cette liberté, qui pour nous constitue la réalité essentielle de l’homme, peut ne pas trouver sa manifestation effective, rester une possibilité non actualisée parce qu’étouffée dans une existence entièrement dépendante de forces extérieures. Il reste toujours la possibilité d’une révolte, et en cela la liberté n’est jamais complètement exclue, mais il est des cas où la révolte ne peut déboucher que sur la mort. La liberté est donc indissociable d’une lutte pour réaliser des conditions permettant son déploiement, par l’instauration d’une société non contraignante, par la satisfaction des besoins élémentaires et l’utilisation raisonnée des déterminismes.

C’est encore une activité de transition, de passage, qui caractérise ici l’anarchisme : le passage d’une liberté comme pure possibilité à une liberté comme pouvoir réel. Dans cette perspective, l’acte libre, c’est l’acte libérateur. L’anarchisme est une pratique de la /libération/.

Sans doute, même dans une existence encore aliénée, ce qui est notre cas à tous, on peut envisager des instants de liberté pleine, des instants d’anarchie préfigurant l’anarchie « finale », (c’est à dire, en fait, « inaugurale » d’une civilisation ou d’une histoire vraiment humaines). Ce sont des instants de spontanéité et d’épanouissement, où, par delà les difficultés provisoirement vaincues, la convergence des circonstances, des énergies vitales et du projet personnel placerait l’individu dans un mouvement de création, d’expression sans entrave ou d’accord profond. De tels instants ne peuvent être qu’exceptionnels. En même temps, comme l’habitude de la servitude englue l’individu (et la collectivité) dans son inertie, l’expérience de la liberté et la pratique difficile d’un comportement libérateur soutiennent une démarche libertaire.

La liberté, dans la vie quotidienne, s’exprime par l’aptitude à l’acte libre, et surtout par la tension et la vigilance d’une volonté, d’une activité libératrices.

L’UNIQUE ET LA SOCIÉTÉ

Etre libre, c’est devenir libre. Cette libération continuée ne peut pas se réduire à l’abandon aux impulsions du moment, au pur et simple refus de tout ordre et de toute règle. La conduite d’une vie autonome exige cohérence et constance. Elle demande l’intégration des énergies vitales dans une synthèse personnelle, la connaissance et la domination des déterminismes, la fidélité à un projet maintenu à travers les échecs et les défaillances.

Un art de vivre

L’élaboration d’un art de vivre souple et circonstancié a toujours préoccupé les anarchistes : un art de vivre qui appuie l’invention sur la connaissance, sur l’apprentissage, sur la considération des fins et des moyens. Là encore il s’agit de reprendre l’élan vital par la médiation de l’intelligence ; d’harmoniser les forces disponibles, d’ordonner, consciemment les pulsions pour éviter l’éparpillement et l’essoufflement.

Cet art de vivre implique forcément le mépris des conventions ; le refus des chemins tracés d’avance pour ouvrir sa voie propre à une personnalité qui éprouve son originalité et sa destinée singulière.

L’intégration des énergies naturelles dans une existence consciente et entreprenante n’est pas le seul problème d’un tel art de vivre. Ce n’est même pas son problème le plus urgent. Vivre, c’est vivre avec les autres. Ils apparaissent souvent à la conscience comme le premier obstacle. La pression du groupe comprime l’individu dans une ornière tracée de longue date. L’organisation sociale fait de chacun un rouage parmi d’autres rouages. L’oppression, quand elle est manifeste, empêche toute détermination personnelle.

Mais s’insurger contre toute collectivité est aussi vain et aussi mortel que de prétendre se couper des réalités naturelles. La révolte dévoile, en même temps que ma liberté, la liberté d’autrui, et la possibilité d’une communauté humaine. La réflexion sur les conditions concrètes de l’existence découvre une vie collective préexistante à toute vie individuelle.

Le social originaire

L’individu ne peut, sans dépérir, se couper de l’ordre naturel : de même il ne peut durer que dans un ordre social. La satisfaction de ses besoins les plus élémentaires implique déjà l’existence d’une collectivité où chacun profite du travail de tous. Les conditions matérielles ne sont pas seules en cause. A travers le devenir de l’humanité, l’individu ne s’est distingué du groupe que tardivement. Sur le plan individuel encore, l’enfant connaît son entourage avant de se connaître, et c’est à travers lui qu’il prendra peu à peu conscience de soi.

De la famille au lieu de travail, à l’école comme dans les jeux, le milieu est un facteur primordial de notre formation psychologique. Si c’est bien dans la solitude que l’homme retrouve l’unité créatrice de son existence, si c’est dans la solitude qu’il doit faire ses choix les plus importants, l’influence du milieu peut marquer les choix les plus particuliers, et toute vie « intérieure » ne peut que tarir dans un trop long isolement. L’incapacité de communiquer avec autrui entraîne un déséquilibre qui se traduit sur l’équilibre vital même.

« La société, écrit Bakounine, est antérieure et à la fois elle survit à chaque individu humain, comme la nature elle-même ; elle est éternelle comme la nature, ou plutôt née sur la terre elle durera aussi longtemps que durera notre terre. Une révolte radicale contre la société serait donc aussi impossible pour l’homme qu’une révolte contre la nature, la société humaine n’étant d’ailleurs autre chose que la dernière grande manifestation ou création de la nature sur cette terre » [4]. Kropotkine développe la même idée, en montrant que l’entraide est un facteur de l’évolution.

« L’entraide, écrit il dans un ouvrage qui devait avoir une influence sensible sur le climat intellectuel de son temps, est autant une loi de la vie animale que la lutte réciproque, mais comme facteur de l’évolution, la première a probablement une importance beaucoup plus grande, en ce qu’elle favorise le développement d’habitudes et de caractères éminemment propres à assurer la conservation et le développement de l’espèce » [5]. Des insectes aux mammifères, la sociabilité est, selon Kropotkine, le plus grand avantage dans la lutte pour l’existence, au point que les espèces qui y renoncent sont condamnées à la déchéance, alors que les animaux qui savent le mieux s’unir ont les plus grandes chances de survivre et d’évoluer, même si sur beaucoup de points ils sont inférieurs aux autres.

L’individu dans l’histoire

Lorsque l’humanité se dégage progressivement de la sphère animale, lorsque dans l’évolution la culture prend le relais de la nature, cette sociabilité à base naturelle sera appelée à jouer un rôle de plus en plus important. L’anarchisme fondera sur cette constatation une grande partie de ses conceptions sociales. La connaissance, qui permet à l’homme de s’orienter dans le mondé, la technique, qui lui permet de le dominer, sont le fruit d’un travail collectif. La raison même n’est pas une faculté innée mais la conséquence d’une longue élaboration collective, qui se poursuit. Et le langage, sans lequel aucune pensée n’est concevable, est un phénomène social par excellence.

La société d’un temps, avec ses héritages et ses crises, constitue le tissu même de l’existence individuelle. L’homme est un noeud de relations, et la nature de ces relations le marque profondément. Quels que soient son degré de conscience, son énergie, l’originalité créatrice de sa vie, il est conditionné par sa situation dans une certaine société. Chaque destinée personnelle est indissociable de celle de toute une civilisation eIle participe à ses élans comme à ses crises.

II faut en conclure d’abord que mon existence personnelle est déterminée par les rapports que j’entretiens avec autrui. Le mouvement même de mon existence s’atrophie si je ne parviens pas à établir avec l’autre des relations d’échange et de compréhension. Ma pensée se stérilise ou tourne à la déraison si aucune communication authentique n’est possible. Dans une société où dominent des rapports d’oppression et de servitude, la liberté individuelle s’englue et se corrompt. L’art de vivre y devient illusion mystifiante, ou délectation solitaire et exsangue, ou encore culte et recherche de la puissance, donc oppression.

« Je ne suis vraiment libre, dit encore Bakounine, que lorsque tous les êtres vivants qui m’entourent sont également libres, de sorte que, plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large devient ma liberté. » [6]

Si ma liberté ne se réalise qu’à travers un effort de libération, cette libération doit donc être collective. Il n’est pas possible de se couper de la société : la volonté de liberté devient ainsi volonté de transformer la société, d’instaurer une société où des relations libres deviennent possibles. Ma liberté ne se conquiert qu’à travers l’histoire, et cette histoire est celle de tous les hommes.

« Le sens de l’histoire, écrit Victor Serge, c’est la conscience de la participation au destin collectif, au constant devenir des hommes. » [7]

Ainsi se confirme encore le passage de la révolte à la révolution

Une morale anarchiste

Est ce à dire que l’anarchisme remet le souci d’une vie personnelle libre, de relations authentiques entre les hommes, aux temps futurs de la société sans oppression ? Il n’en est rien. La libération est une tache constante, elle passe par l’effort continu pour instituer d’autres relations entre les hommes, pour accroître l’aptitude des individus à la conscience, au jugement, à la décision et à l’initiative. Dans la lutte pour une transformation révolutionnaire de la société l’anarchiste refuse les moyens qui compromettraient la liberté et la conscience. Ses relations avec autrui, il essaye de les modeler autant que possible sur l’idée qu’il se fait d’un contact authentique entre les hommes.

S’il est difficile d’imaginer ce que seraient les rapports des hommes dans une société désaliénée, si un comportement spontanément libre est toujours battu en brèche par la société présente, il nous reste à maintenir, contre vents et marées, un comportement libertaire : un comportement sous tendu par une constante volonté de liberté et par le respect de la liberté d’autrui. Ainsi se dégage une morale anarchiste, qui est non seulement une boussole dans la vie quotidienne, mais un facteur d’évolution et de libération collectives. [8]

Cette morale traduit une fois encore la vocation de l’anarchisme : forcer le passage vers une liberté d’initiative, d’invention, de pouvoir réel. Le souci même d’un art de vivre n’est pas oublié, dans les limites du possible, ni son expérimentation.

L’anarchisme développe une morale parce que la vie individuelle ne peut pas se réduire, si elle veut se réaliser, à la pure palpitation de l’instant ; parce que chaque homme vit avec d’autres hommes, et que la liberté de chacun a besoin de celle de tous les autres. Mais cette morale n’a rien d’un code évident et conventionnel. Aucune situation n’est absolument claire, ni immuable ; chaque homme est opaque aux autres, les individualités se heurtent dans leurs besoins et leurs aspirations. Dans une société aliénée, qui se maintient par la violence, toute action risque toujours d’être faussée, et la violence imprègne tous les moyens à quelque degré. Il n’y a pas de choix sans risque, incertitude ni ambiguïté.

La liberté, pour une philosophie anarchiste, est le fondement de toutes les valeurs et de toutes les significations. Mais la liberté, même si elle définit l’être humain, n’est jamais la liberté d’une humanité abstraite, mais bien celle d’un homme concret, singulier, unique. Parce que le tissu de son être est social, parce que toutes les libertés se tiennent, l’individu a besoin d’une morale qui puisse être comprise et reconnue par les autres. Parce qu’elle implique la collectivité, la durée, l’organisation du monde naturel, une telle morale s’appuie sur la raison.

Mais tout homme connaît aussi sa solitude, son unicité. Son existence personnelle exige des ruptures, la dissolution de ce qui est dépassé ou sclérosé, la déraison du rêve et de la passion qui raniment les énergies assoupies, réintègrent des forces provisoirement sacrifiées. La vie individuelle aussi a ses indispensables moments de chaos, et sa dialectique de l’ordre et du désordre. Ce sont des moments de transgression, qui ne vont pas sans risques ni souvent sans conflits intenses. Nous rencontrons ici le domaine de l’exception, qu’une pensée libertaire ne peut éluder. L’oeuvre de Max Stirner [9] est centrée sur cette phase effervescente et dissolvante de la liberté. Elle constitue une des expressions les plus authentiques de l’anarchisme, à condition qu’on n’en fasse pas le tout de l’anarchisme, et qu’on la replace dans l’ensemble d’une philosophie qui n’oublie pas que l’homme est d’abord un être social.

VIE SOCIALE ET SCLÉROSE ÉTATIQUE

Tout projet de libération personnelle implique celui d’une libération collective, l’instauration d’un ordre social où la vie pourrait se déployer dans sa spontanéité, où les relations des individus ne seraient pas perturbées ou rendues impossibles par l’oppression et l’exploitation. Cette volonté de libération collective, à laquelle aboutit une réflexion cohérente sur les conditions de la liberté, s’exprime avant toute formulation théorique dans la vie sociale. Sur le plan collectif aussi, l’anarchisme est la reprise réflexive d’un élan vital irréfléchi. Avant d’avoir une vue claire des buts et des moyens, des groupes sociaux opprimés luttent contre les conditions qui leur sont imposées. C’est au cours de l’action, à travers les échecs et les réussites, à travers les prises de conscience successives, que s’est formé le socialisme.

De bas en haut

Le projet fondamental du socialisme est de rendre son libre cours au social, à la vie sociale, en éliminant les structures parasitaires et oppressives qui l’exploitent et la stérilisent. Le socialisme, c’est la volonté de remodeler l’activité sociale en fonction des besoins collectifs, à travers une gestion collective.

L’application d’un tel projet, dès les premières tentatives, se heurte à l’Etat et à son appareil répressif. L’opposition de la société et de l’Etat, qu’on trouve déjà chez les physiocrates et les penseurs libéraux, est une idée clé du socialisme. Mais c’est le socialisme libertaire qui en donne l’expression la plus cohérente, dans la mesure où il refuse tout compromis, même provisoire, avec l’appareil d’Etat.

La vie sociale, c’est le développement du social originaire, ou naturel pour reprendre le terme de Bakounine, dans la complexité et l’efficacité croissantes que lui donnent le travail et la culture. Cette vie sociale se place sous le double signe de la spontanéité et de la tradition. De la spontanéité, puisqu’elle est le domaine de la libre entente, d’initiatives incessantes qui constituent des réponses appropriées ou inviables de groupements humains à la situation donnée, avec ses besoins et ses possibilités. De la /tradition/, dans la mesure où la vie sociale est régie par tout un ensemble de coutumes, de moeurs, d’idées et de techniques collectives. Si en tant que tradition la réalité sociale est source de cohésion aussi bien que d’inertie, elle est entraînée néanmoins par un dynamisme incessant, un élan vital qui tend sans trêve à créer des formes nouvelles et mieux adaptées, à déborder et à faire éclater les formes vieillies et figées.

« Toute liaison, sociale, écrit Rudolf Rocker [10], est une formation naturelle qui, sur la base de besoins communs et d’accords réciproques se constitue organiquement, et de bas en haut, afin de découvrir et d’assurer les intérêts de la communauté. Même quand les institutions sociales se figent peu à peu et deviennent rudimentaires, la fin à laquelle elles se conformaient à leur origine se laisse clairement distinguer dans la plupart des cas. »

Aucune vie n’est possible sans lutte ni destruction. Au niveau de ce social élémentaire aussi, le conflit est inévitable, mais tant qu’aucune force extérieure ne vient la fausser et s’en servir, elle est un facteur de progrès et de renouvellement.

Socialisme et crise économique

La vie sociale ne peut pas être réduite à la vie économique. Il n’empêche que, spécialement dans le monde moderne, les forces économiques acquièrent un rôle intensément moteur. Le socialisme, au siècle dernier, s’est présenté comme la seule issue rationnelle à la crise provoquée, à la suite de la « révolution industrielle », par un brusque et incontrôlé déferlement d’énergies. Le machinisme, augmentant la production, aurait dû accroître en même temps « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». En fait, les heures de travail augmentèrent, la production intensive entraîna la « surproduction » et le chômage.

« Le socialisme analyse la structure du capitalisme et les conditions économiques de son développement, il propose les réformes qui empêcheront que le genre humain ne soit la victime d’un progrès qui aurait dû, au contraire, le combler de bienfaits. C’est là tout le problème du socialisme moderne, problème économique et non politique. » [11].

Il s’agit d’intégrer dans la vie collective la richesse et les techniques produites par l’effort collectif, et qui ne profitent dans leur majeure partie qu’à une minorité. Il s’agit surtout d’élaborer les formes d’organisation exigées par un renouvellement accéléré de la situation. De nouvelles possibilités de vie se tournent en leur contraire par suite de l’« organisation » insensée de la production et de la distribution. Seule apparaît raisonnable une gestion collective dans l’intérêt de la collectivité. Entre l’évidence d’une telle solution et son application, il y a un abîme, manifesté par plus d’un siècle de lutte socialiste. La minorité antisociale ne se dessaisira pas de ses privilèges, puisqu’elle dispose d’une énorme force de défense et de répression, l’Etat, son armée et sa police. A ce niveau, le problème devient aussi politique, mais l’anarchisme a pu se dire antipolitique, puisqu’il ne visait pas à la conquête ou à la transformation de l’Etat, mais à sa destruction.

L’Etat, excroissance parasitaire et antisociale

En fait, si les socialistes sont d’accord pour reconnaître que « le gouvernement n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » (Marx Engels), « une excroissance parasite qui se nourrit aux dépens de la société et entrave son libre mouvement » (Marx), ils vont se diviser et même s’opposer sur la façon d’éliminer le parasite.

La divergence est théorique, et non seulement tactique. Pour le matérialisme historique des marxistes, l’Etat est le produit et la manifestation des antagonismes de classe. Il se donne, comme pouvoir suprême, la « mission » de brider ces antagonismes et de les forcer à composer. Quoiqu’il prétende ainsi au rôle d’arbitre, l’Etat n’est cependant que l’expression de la classe économiquement dominante qui se forge un appareil politique s’élevant de plus en plus au dessus de la société. La tâche du prolétariat est alors de s’organiser pour la conquête de l’Etat, de retourner sa force de répression contre la bourgeoisie, de réorganiser par la dictature du prolétariat les rapports de production dans l’intérêt de la société. Supprimant ainsi les classes, donc les antagonismes qui le fondent, l’Etat s’abolit lui même et, perdant toute base matérielle et toute fonction, il dépérit.

Le socialisme libertaire juge insuffisante une telle analyse, qui ne rend pas compte d’une aliénation politique spécifique et qui, dans la pratique, incite à la mise en place d’un appareil d’Etat se retournant à son tour contre la société. Sans doute Proudhon, qui est le fondateur de la sociologie libertaire, et un des grands fondateurs de la sociologie en général, a mis l’accent avant Marx sur les /contradictions économiques/, et le marxisme lui même ne nie pas le rôle de la conscience et des idées dans l’histoire. Proudhon, néanmoins, accorde aux forces morales un rôle aussi dynamique que celui des forces économiques, et dans l’effort total de la société, il voit la production matérielle et la production spirituelle s’interpénétrer dans un rapport dialectique complexe.

Ce qui fait justement le caractère moderne de la sociologie de Proudhon, c’est que dans son pluralisme elle puisse faire leur part aux importantes charges psychologiques qui aimantent la vie sociale.

La formation et la conservation d’un Etat, certes, sont reliées à une situation globale, économique, technique, sociale, et spécialement à ses conflits. Mais elles relèvent aussi d’autres facteurs : la volonté de puissance et de domination conduisant des minorités conquérantes à imposer leur pouvoir à la faveur des conflits ; l’adhésion de la masse des opprimés, par peur de la liberté et de la responsabilité, à la solution « la plus facile », à un « mal nécessaire ».

Plus qu’une excroissance, l’Etat est donc « un mécanisme artificiel, imposé de haut en bas » (Rocker) au devenir organique de la société, et le paralysant. La grande faille du marxisme, c’est de n’avoir pas su reconnaître dans l’Etat une réalité spécifique qui a ses intérêts et son dynamisme propres, qui fait proliférer peu à peu une bureaucratie imbue de ses hautes fonctions et de ses prérogatives, soucieuse avant tout de maintenir et d’accroître sa puissance. Loin de pouvoir abolir les classes, l’Etat crée autour de lui une nouvelle classe de dirigeants qui s’élève de plus en plus au dessus de la masse des travailleurs et des exécutants. L’Etat « soviétique » a vérifié les objections que Bakounine faisait déjà aux conceptions de Marx sur la conquête du pouvoir.

L’Etat réalité « morale »

La nature de l’Etat n’est pas seulement d’ordre économique et politique, mais aussi d’ordre moral. « L’Etat, écrit Gustav Landauer [12], est une relation, un mode de comportement des hommes les uns envers les autres. » Il imprime aux moeurs, aux rapports individuels et collectifs, ses propres modes d’être, qui sont l’autorité, la violence, le mensonge systématisé, l’arrivisme et la servilité. Sa tendance fondamentale, même si elle n’apparaît dans sa pureté que dans les régimes dictatoriaux, est de rendre à la limite les hommes incapables de relations libres, de réflexion personnelle, d’initiative. C’est par la désagrégation intellectuelle et morale de la société que l’Etat se maintient.

L’individu doit être convaincu de l’omnipotence de l’Etat, de sa nécessité absolue. Drainant vers lui et centralisant toutes les fonctions essentielles, réglementant la vie culturelle, paralysant par un encadrement rigide la spontanéité sociale, l’Etat rend les individus irresponsables, incapables d’assumer leurs destinées particulières et plus incapables encore d’assumer leur des¬tinée collective. Il va sans dire qu’une paresse et une lâcheté trop fréquentes, jointes à l’ignorance entretenue, viennent à la rencontre de cette tendance. L’Etat exerce ainsi une tâche incessante de déshumanisation.

Par la morale officielle, par l’école et la caserne, par la presse, les spectacles et toutes les formes des « mass media » en développement constant, par la religion aussi où la pensée libertaire a toujours vu la source même des idéologies autoritaires, le pouvoir imprègne les hommes d’une conception débilitante de la vie. « L’Etat domine l’homme de l’intérieur. L’Etat et la religion font accepter leurs lois avec une telle sûreté que celles ci finissent par s’identifier avec l’inconscient humain et ce dernier se réidentifie alors avec les instances sociales établies. » [13]

C’est sur l’incapacité où se sont mis les hommes d’avoir entre eux des rapports libres et d’organiser la vie collective de façon autonome, sur l’abdication de leur liberté, qu’est fondé en dernière analyse le pouvoir de l’Etat. Nous devons nous attaquer à cette incapacité même, alors que l’Etat, par sa seule existence, la développe et l’aggrave. Cette perspective seulement permet d’apprécier à leur juste valeur les sophismes d’Engels et de Lénine : « Tant que l’Etat existe, pas de liberté. Quand il y aura liberté, il n’y aura plus d’Etat. » [14] Car l’Etat, justement, empêche tout passage d’un stade à l’autre.

C’est uniquement en dehors de l’Etat, et contre lui, que la société peut se reconstruire et reprendre en charge, à travers une structure souple et fédéraliste, la gestion économique et ces fonctions d’utilité publique qui donnent au pouvoir un faux semblant de justification.

ACTIVER LA VIE SOCIALE

Les mêmes erreurs théoriques conduisent à plus ou moins longue échéance aux mêmes échecs pratiques. Le socialisme démocratique, qui se propose d’instaurer le socialisme par la conquête pacifique de l’Etat » et la transformation progressive des institutions économiques et politiques, aboutit aux mêmes inconséquences que le marxisme léninisme. Ses « progrès » ne tendent finalement qu’à renforcer le pouvoir.

La conquête pacifique du socialisme par l’Etat

L’Etat démocratique parait contredire la thèse libertaire de l’antagonisme irréductible du pouvoir et de la société. En fait, et c’est ce qui crée l’illusion, la démocratie constitue une réalité mixte où s’affrontent deux forces contraires : la tendance propre du pouvoir à l’accroissement indéfini doit y composer sans cesse avec la résistance et la pression de la société.

Ainsi, lorsque les partis parlementaires de la gauche parviennent à « imposer » des réformes sociales, ils ne font jamais qu’entériner les conquêtes de l’action directe. Le rôle joué par « l’opposition de Sa Majesté » a pour conséquence majeure de paralyser la volonté de lutte et l’esprit d’initiative des travailleurs par le mirage du bulletin de vote et de l’efficacité parlementaire.

Quant à la politique des nationalisations (qui n’a rien à voir avec une socialisation), son résultat effectif est de faire progressivement de l’Etat le principal entrepreneur du pays, stade déjà atteint en France. En même temps, les besoins de l’expansion économique et industrielle exigent des travaux et des initiatives d’une telle envergure que seul l’Etat peut les réaliser dans la situation actuelle. Cette évolution est d’autant plus inévitable que les lois sociales elles mêmes, arrachées de haute lutte, étendent le contrôle étatique sur tous les secteurs de la vie économique. Bans cette perspective, la stérilisation de la résistance ouvrière, la colonisation des syndicats et la conquête des bonnes places dans la bureaucratie gouvernementale ou économique résument l’effort révolutionnaire du socia¬lisme démocratique.

Nous sommes loin de l’Etat « gendarme » tel que le concevait le libéralisme. Mais le développement du rôle actif de l’Etat ne contredit pas nos analyses : la bureaucratisation de la société, la manipulation des besoins et des idées par les technique de propagande et de conditionnement augmentent sans arrêt l’atomisation des individus, la perte du sens de la responsabilité et de l’initiative. A supposer qu’une crise particulièrement sérieuse entraîne une riposte révolutionnaire d’enver¬gure, l’abolition de l’énorme machinerie étatique ne provoquerait elle pas un désordre tel que seule une dictature de fer pourrait l’enrayer ?

C’est là le problème central d’un socialisme qui refuse le recours à l’Etat pour la « période de transition », transition qui jusqu’à présent ne s’est jamais faite.

La révolution : accouchement ou création ?

La seule façon de détruire radicalement un type d’organisation et de relations, c’est de le remplacer immédiatement par des structures différentes. La création d’un ordre nouveau peut seule détruire à fond l’ancien état de choses. Cela n’exclut pas les étapes. Mais s’il y a un mode d’organisation transitoire, il faut qu’il ait rompu avec l’esprit ancien et l’ancien type de relations, que la réorganisation se fasse en dehors de toute orientation centraliste et dictatoriale.

Pour être supprimé, l’Etat doit être remplacé. Il faut pour cela deux conditions élémentaires : des hommes préparés à l’initiative, à la responsabilité, à la gestion collective ; des orga¬nisations sociales actives et efficaces, bien reliées les unes aux autres, susceptibles de prendre la relève pour répondre aux besoins de l’heure et pour jeter la base solide d’une société socialiste et libertaire.

L’anarchisme a toujours porté la plus grande attention à ces deux conditions, et pour cela même on a pu le ranger dans la catégorie du « socialisme utopique ». Il parait en effet plus réaliste et plus « scientifique » de dire : « On s’empare de l’Etat, et l’on met sur pied par étapes, selon les possibilités, des institutions socialistes. » Pour les anarchistes, c’est cela l’illusion ; plus : la mystification. Mais alors, comment résoudre le problème ? S’emparer de l’appareil étatique, et même le renforcer dans un « premier stade », comme le préconise le marxisme léninisme, c’est établir les bases d’un capitalisme d’Etat qui coupe à la racine les possibilités d’une gestion collec¬tive, et crée de nouvelles oppositions de classes. Balayer les institutions existantes, sans être capable de faire fonctionner immédiatement de nouveaux organismes gérant la production, la distribution, les transports, la défense aussi, dans un sens socialiste, c’est faire surgir du désordre, de la misère et de l’impuissance organisationnelle, un pouvoir fasciste.

Reste une autre hypothèse : l’action se fraye son propre chemin, la révolution crée, dans son effervescence créatrice, dans l’élan innovateur qu’elle communique à la collectivité, les structures socialistes qui correspondent aux besoins et aux possibilités de l’heure.

Une telle idée a été défendue aussi bien par Bakounine que par Kropotkine. Un penseur personnaliste leur objecte que, sur le plan social, « la révolution n’a pas de force créatrice, mais une force qui dégage, libère et confère de la puissance, c’est à dire qu’elle peut seulement achever, rendre libre, puissant et complet ce qui s’est déjà préparé au sein de la société pré révolutionnaire. A considérer le devenir social, l’heure de la révolution n’est pas l’heure de la conception, mais celle de la naissance si toutefois une conception a précédé. » [15]

Reconstruire la société ?

Une telle argumentation sous estime le dynamisme révolutionnaire. Elle n’en contient pas moins une idée force du mouvement libertaire, idée qui complète plus qu’elle ne con¬tredit celle de l’action innovatrice. C’est qu’il n’y a pas de création à partir de rien. La révolution rend sa vigueur et son élan d’invention à la vie sociale, elle la libère des entraves étatiques, mais l’action révolutionnaire sera marquée par la nature, positive ou négative, de la vie sociale qui la précède, et en partie la produit.

Une crise économique ne suffit pas à faire une révolution elle peut provoquer son déclenchement, mais son développement, sa radicalité, relèvent de la détermination, de la conscience et, comme dit Proudhon, de la capacité des hommes qui la font. L’enthousiasme révolutionnaire retombe vite ; les tâches de reconstruction et d’autogestion demandent compétence, endurance, efficacité. Les organisations nées de la révolution demandent coordination et soutien mutuel.

Comment réagiront des hommes qui, dans l’ancienne société paralysée par l’Etat, auront perdu le sens des réalités sociales, le sens et la pratique de l’initiative, de la responsabilité ?

Fidèles à leur analyse de l’opposition Etat société, les libertaires, à la suite de Proudhon, ont préconisé un renforcement, une ranimation de la société. Il faudrait, hors de l’Etat et contre lui, revivifier, restructurer la société. Promouvoir des rapports différents entre les hommes, créer dès à présent des organismes de gestion collective qui relanceraient la vie sociale, familiariseraient les hommes avec les problèmes économiques et techniques et pourraient, dans un moment de rupture révolutionnaire, constituer la base de la nouvelle organisation sociale.

Telle est l’idée fondamentale d’un « développement libertaire » prérévolutionnaire : puisque l’Etat sclérose et désagrège la société réelle, seule une régénération de la vie sociale à partir de ses cellules et de ses fonctions élémentaires pourra à son tour désagréger l’Etat ou, plus exactement, faire éclater le carcan contre nature qu’il lui impose pour développer pleinement ses propres possibilités.

D’où l’intérêt porté par les socialistes libertaires aux tentatives des coopératives de consommation et surtout de production, en tant qu’organisations autonomes cherchant à résoudre par elles mêmes, à travers une gestion collective, les problèmes de la vie économique. Bien plus encore, le syndicalisme est resté longtemps le terrain de lutte par excellence des anarchistes. Rien mieux que l’anarcho syndicalisme ne met en lumière le double aspect de l’action sociale libertaire : défense immédiate des travailleurs, lutte pour de meilleures conditions de vie, et en même temps effort pour poser dès maintenant les fondements de la société de demain. « Le syndicalisme, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupe de production et, de répartition, base de la réorganisation sociale. » (Charte d’Amiens, 1906)

Dans le même esprit, le syndicalisme se proposait comme le lien qui unirait entre elles les différentes associations de production. « Le syndicalisme ouvrier articule l’autogestion. IL apparaît comme l’instrument de la planification et de l’unité de la production. » [16]

Une troisième tâche enfin, inhérente aux deux autres, définissait la vocation de l’anarcho syndicalisme : préparer techniquement et moralement les travailleurs à leur fonction collective de gestionnaires.

Agir dans le présent

Pas plus que les individus, les groupes n’échappent à l’influence stérilisante de la situation sociale et politique actuelle. Les coopératives de consommation sont entraînées dans l’ornière de la concurrence et menacées de bureaucratisation dès qu’elles prennent de l’extension, parce qu’elles n’instaurent pas de relations directes entre consommateurs et gestionnaires, ni même entre consommateurs. Quant aux communautés de production, ce sont au mieux des îlots qui s’épuisent dans la lutte pour leur survie. La société capitaliste assimile tôt ou tard les tentatives faites pour édifier les cellules d’une société libre. Les syndicats n’ont pas fait exception. Leur inféodation aux partis et l’intégration progressive de leur propre bureaucratie, qu’ils n’ont pas su éviter, à la technobureaucratie du capitalisme d’Etat, les rend de plus en plus inaptes à une transformation révolutionnaire. S’ils ont des visées gestionnaires, c’est par une participation aux « centres de décision » capitalistes.

Les expériences d’autogestion, en Algérie ou en Yougoslavie, font apparaître des difficultés analogues. Un secteur authentiquement socialiste peut il coexister avec l’Etat ? En bonne logique, les libertaires devraient soutenir sans hésiter des réalisations qui cherchent à ranimer la vie sociale à la racine. Mais l’appareil d’Etat tend sans arrêt à limiter leur autonomie. En même temps il en a besoin, car elles répondent à la fois à des exigences économiques et à des aspirations collectives : soutenir l’autogestion, est ce travailler à éliminer progressivement l’Etat, ou au contraire l’aider indirectement à se maintenir ?

« L’idée même des conseils ouvriers, écrit Paul Zorkine, est incompatible avec l’existence de l’appareil de l’Etat ; chaque fois que l’on avait essayé de faire coexister les deux (Etat - conseil ouvrier), ce ne fut jamais l’Etat qui « dépérit », mais, au contraire, c’est lui qui absorba les conseils. » [17]

C’est là, pour le socialisme libertaire ; un problème crucial. On ne peut lutter efficacement contre l’Etat sans stimuler et restructurer dès à présent la vie sociale. Et cependant la pression de l’Etat et des conditions générales finit toujours par assimiler ou gangrener le nouveau tissu de relations et d’organisations.

Nous reprendrons la discussion après avoir envisagé d’autres aspects de la question. Une première conclusion est néanmoins possible : plutôt que de défendre avec entêtement tel mode d’organisation, il s’agit de soutenir, dans le relatif et le transitoire, les initiatives appelant une prise de conscience, une prise en charge de la vie collective par des collectivités. L’essentiel, c’est d’éveiller la conscience, de mobiliser les énergies, d’aiguiser le sens de l’autonomie et de l’initiative. Ce qui implique aussi une intense activité de critique et de contestation, seule défense contre l’engourdissement et l’usure.

L’UTOPIE

La volonté de construire une société nouvelle sans recours à l’Etat implique que les constructeurs aient déjà une idée générale, un plan de l’édifice à réaliser. D’autant plus que par constructeurs il faut entendre, non pas une équipe de « spécialistes », mais l’ensemble de la collectivité. C’est pourquoi les socialistes libertaires se sont souvent, et jusqu’à ces jours, appliqués à clarifier l’image de la société future, soit dans les grandes lignes de son fonctionnement (Kropotkine : « La Conquête du pain »), soit dans le détail même de son organisation économique et administrative (Pierre Besnard : « Le Monde nouveau  », Sébastien Faure : « Mon communisme »).

Socialisme scientifique et socialisme utopique

Ces plans, remarquons le, n’ont pas été conçus dans l’abstrait. Ils prennent appui à la fois sur une critique de l’économie capitaliste et sur les réalisations fragmentaires d’associations de producteurs et de consommateurs, sur le développement des communes, bref, sur toutes les cellules concrètes où la vie sociale a cherché la résolution directe de ses problèmes et la satisfaction de ses besoins. L’anarcho syndicalisme en particulier a proposé les structures syndicales comme base de l’ordre nouveau. Le fédéralisme, idée centrale du socialisme proudhonien, a été repris par tous ces projets comme garantie à la fois de l’autonomie des individus et des groupes, et de la cohésion de l’ensemble.

Ces vues prospectives, qu’on trouve déjà chez Fourier et Saint Simon ont été, à double titre, taxées d’utopie [18]. Leurs adversaires critiquent d’abord l’illusion qui consisterait à vouloir rénover la société à partir des tentatives parcellaires d’associations et de communautés libres. Ils leur reprochent surtout de fuir l’action révolutionnaire pour les rêveries abstraites, d’en appeler à la volonté morale, au sens de la justice, à l’idéalisme plutôt qu’à une lutte quotidienne fondée sur l’étude scientifique de l’évolution sociale. Car les causes déterminantes des révolutions, il faut les chercher, objecte Engels, « non dans la tête des hommes, non dans leur connaissance supérieure de la vérité et de la justice éternelle, mats dans les métamorphoses du mode de production et d’échange. » [19]

L’évolution des forces de production débordera et détruira les formes d’organisation périmées, la tension permanente entre les unes et les autres engendre la lutte des classes, seul moteur effectif de l’histoire. Le rôle du socialisme scientifique est d’étudier historiquement, scientifiquement, et de porter ainsi à la conscience ce qui se prépare dans le processus de la production matérielle. La conscience et la volonté peuvent tout au plus être des accoucheuses, en recourant au besoin à la césarienne. Elles ne peuvent jouer aucun rôle créateur.

De l’étude des phénomènes économiques, le chercheur peut juste tirer des lois d’évolution et conclure à leur aboutissement dans l’inévitable révolution. Mais la prévision des formes positives que prendra le socialisme ne sera jamais que la projection, sur un schéma, d’abstractions métaphysiques, des conditions technologiques du présent. Les utopies sont le reflet fantastique des rapports de production actuels, et non pas des plans auxquels se conformeraient les rapports de demain. Elles bouchent la route au lieu de la déblayer. « Quiconque compose un programme de société future est réactionnaire », écrit Marx.

Une telle critique, valable tôt ou tard à l’égard des utopies particulières, qui vieillissent vite, ne porte pas contre la fonction même de l’utopie. On pourrait répondre d’abord que l’inéluctable révolution relève d’une extrapolation qui n’a rien de scientifique, et se classe elle aussi sous la catégorie de l’utopie, ou plus précisément du mythe. Les libertaires soutiennent surtout qu’aucune crise économique ne suffit à faire une révolution : il faut aussi la détermination, la capacité des hommes. Il faut éduquer les hommes en vue de la révolution et du socialisme. C’était le but déjà de l’anarcho syndicalisme et des coopératives. C’est un souci constant de l’anarchisme, et le recours à l’utopie se justifie comme une méthode de connaissance et d’éducation. Le socialisme libertaire ne s’avoue pas utopique pour autant : l’utopie n’est pour lui qu’un moyen, parmi d’autres, d’appréhender et de transformer la réalité. Pas plus ne se proclamera t il scientifique : la science détermine les conditions de l’action et le, lignes d’évolution possibles, mais ne remplace pas l’énergie, la volonté de lutte, l’exigence de liberté ni l’esprit créateur.

Les possibles latéraux

L’utopie est d’abord, dans un sens étroit, une méthode de recherche. C’est « le procédé qui consiste à représenter un état de choses fictif comme réalisé d’une manière concrète, soit afin de juger des conséquences qu’il implique, soit, plus souvent, afin de montrer combien ces conséquences seraient avantageuses. » [20]

Supposons réalisée une société sans classes et sans Etat, voyons comment elle peut fonctionner. Une telle « expérience mentale » ne peut pas se faire dans le vide ; sa part de gratuité est réduite. Elle implique une documentation précise : situation actuelle de l’économie, ressources naturelles et énergétiques, équipement technique, organisation du travail, etc. Elle exige la connaissance des principes de l’économie, de la psychologie sociale, une grande familiarité aussi avec l’histoire des luttes ouvrières. Car la solution, ou l’esquisse de certaines solutions, peut être cherchée et l’enquête n’est sans doute fertile qu’à ce prix dans les expériences tentées chaque fois que les travailleurs ont pris leur sort en main.

Activité de synthèse, l’utopie devient créatrice par les rapports nouveaux qu’elle établit entre les hommes et les choses. Elle donne une extension éclairante à des types d’organisation dont la portée est restée restreinte par suite des circonstances historiques. Elle confronte ces organismes (conseils d’usine, etc.) et les exigences d’une économie planifiée, elle étudie leurs relations avec les groupements de consommateurs, cherche à prévoir les relations locales, régionales, interrégionales et même internationales.

L’utopie décompose la réalité donnée en ses éléments, et elle recompose ceux ci selon des hypothèses tirées à la fois de l’histoire sociale et d’une idée nouvelle de la vie collective. Elle peut ainsi fournir des modèles de fonctionnement qui soutiendront l’effort d’adaptation et d’invention dans une période de crise ou de transformation révolutionnaire. Elle ne tient nullement de la prophétie, mais plutôt de la prévision opérationnelle. Elle ne dit pas comment les choses seront, mais comment elles pourraient être faites.

En même temps, elle joue un rôle éducateur, pédagogique. Non seulement elle éclaire les « possibles latéraux » (Ruyer) de la situation présente, les possibilités qui n’ont pas été réalisées parce que le contexte politique s’y oppose, mais elle informe les travailleurs des problèmes et techniques économiques, elle les incite à réagir contre l’idée d’une fatalité de l’exploitation.

Un appel à l’action

« La relation entre l’utopie et l’ordre existant, écrit de son côté Mannheim, se trouve être une relation dialectique. On entend par là que toute époque permet la naissance de ces idées et valeurs dans lesquelles sont contenues, sous formes condensées, les tendances non réalisées et non accomplies qui représentent les besoins de chaque époque. Ces éléments intellectuels deviennent alors le matériel explosif qui reculera les limites de l’ordre existant. L’ordre existant fait naître des utopies qui, à leur tour, brisent les liens de l’ordre existant, en lui donnant la liberté de se développer dans la direction du prochain ordre d’existence. » [21]

Le sens du terme utopie s’élargit ici. Il ne s’agit plus seule¬ment de l’activité intellectuelle qui élabore des plans hypothétiques, mais d’une image globale, qui concentre les aspirations d’hommes et de groupes à une vie plus pleine, plus libre. L’image globale d’une société future, où l’épanouissement psychologique répond au libre développement économique et social. Georges Sorel [22], après Marx, et avant Ruyer, a reproché à l’« utopie » de trop faire confiance à la raison, de trop miser sur les vertus de l’éducation. L’utopie, souvent, est tombée dans ce travers intellectualiste. Mais si cette critique vaut pour beaucoup de plans de cités futures, pris en particulier, elle sépare trop rigidement les domaines, et oublie l’aspiration vitale, la part de mythe qui nourrit la tendance utopique en général.

Précédant les analyses du sociologue Mannheim, l’anarchiste Landauer voit dans l’évolution sociale une relation dialectique entre topie et utopie. La topie représente l’ensemble de la vie collective des hommes, pris dans une relative stabilité. Cette topie se transforme sous l’action d’une utopie, magma d’aspirations et d’efforts individuels, qui se fondent dans l’enthousiasme d’une période d’ébullition, et s’organisent dans la volonté de créer une nouvelle topie, qui fonctionnerait sans défaut. Cette utopie créera donc une nouvelle topie, différente en des points essentiels de l’ancienne, mais topie néanmoins, avec ses défauts et ses limitations. L’évolution est faite ainsi d’une succession ininterrompue de topies et d’utopies. [23]

Une telle conception dépasse l’opposition entre l’action révolutionnaire et sa préparation, sa préfiguration utopique. Elle maintient la valeur de l’utopie au sens étroit, à condition que la recherche et la pédagogie utopiques restent plastiques et dynamiques, explicitement hypothétiques, et qu’elles ne cessent d’inciter à l’action.

Et le sens positif de l’utopie ne doit pas faire oublier sa valeur critique : présentant un modèle de fonctionnement rationnel, elle accuse simultanément l’irrationalité de l’organisation présente. Elle peut enfin, comme c’est le cas souvent dans la littérature d’anticipation (ou science fiction) prendre la forme de l’utopie négative : isoler et recomposer les tendances les plus inquiétantes du présent, et retrouver ainsi un autre rôle de sensibilisation critique.

La fonction de l’utopie comme préparation de l’avenir, ou plus exactement à l’avenir, a été bien mise en lumière par la réflexion originale et nuancée, interrompue malheureusement par la mort, de Georges Duveau

« Le problème se pose aujourd’hui d’offrir à l’homme, en fonction de toutes nos connaissances, les moyens de réagir en face de situations qui semblent défier notre imagination. Il s’agit, pour employer une expression de Dewey, non seulement d’adapter l’homme à telle ou telle situation, mais de transformer, d’élargir sa capacité d’adaptation. L’histoire n’est plus la grande pédagogue, il faut créer une pédagogie qui permette à l’homme de faire face à l’histoire. Devant l’innovation dont nous savons l’importance croissante dans les mécanismes de l’économie mo¬derne, celui qui a l’habitude des schèmes de l’utopie garde plus de fraîcheur imaginative et plus de sens concret que l’homme écrasé par les avalanches de l’histoire. » [24]

LE MYTHE

Proudhon, dit Célestin Bouglé [25], « ne croit pas seulement à la force des choses. Il en appelle à l’énergie des âmes ». Une raison des échecs du socialisme tient justement à ce qu’il s’est trop exclusivement occupé des réalités matérielles au détriment de l’explosif potentiel de forces que constitue l’« âme » de l’homme, prise dans un sens d’ailleurs que Proudhon n’envisageait pas.

Socialisme et psychologie

Sous la pression des circonstances et des luttes immédiates, dans son ambition aussi d’atteindre à la certitude des sciences physiques, le socialisme a laissé pour compte certaines intuitions audacieuses du « socialisme utopique » pour se tourner tout entier vers l’économie.

Antérieur d’un demi siècle à la psychologie moderne, le socialisme ne pouvait certes pas prévoir ses méthodes. On peut au moins lui reprocher de ne pas les avoir assimilées par la suite.

Nous savons aujourd’hui que la crise de notre société n’est pas seulement économique. Des phénomènes comme le nazisme et son sillage de délire meurtrier, l’accroissement constant des cas de maladie mentale, les explosions ininterrompues de violence « sans cause » sont, entre autres, les symptômes d’un déséquilibre psychique qui ébranle des sociétés entières.

Il est impossible de mettre de l’ordre dans le monde si l’on n’arrive pas à mettre de l’ordre dans l’homme. Et inversement. Un socialisme authentique, efficace, doit transformer toutes les conditions de l’existence, donc arriver à reconnaître les énergies psychiques des individus, à trouver et développer des structures psychologiques collectives où elles puissent s’exprimer et s’équilibrer. Victor Serge fut un des premier, après les surréalistes, à concevoir l’importance de la psychologie dans une perspective révolutionnaire, à constater l’existence de « superstructures psychologiques » si complexes et si pesantes « qu’elles ont acquis par rapport à l’économie une autonomie considérable, involontaire, créatrice ou destructrice » [26]. Les travaux de Wilhelm Reich, de Herbert Marcuse, d’Erich Fromm ont permis d’avancer sur ce terrain miné, mais le socialisme n’a pas su encore en tirer vraiment parti. Quant aux progrès de la psycho sociologie, elle a surtout servi jusqu’à présent à perfectionner les techniques de conditionnement et de manipulation mises en oeuvre par la technocratie capitaliste. Une telle défaillance affaiblit gravement le socialisme.

L’anarchisme aussi, à ce point de vue, est resté souvent prisonnier des schémas scientifiques du siècle dernier. Alors qu’au point de départ il impliquait une conception totale de l’homme, englobant tous les dynamismes et toutes les aspirations de l’individu. Proudhon fait toujours sa part à une spontanéité primitive et créatrice. Stirner veut arracher l’homme à l’impérialisme de la raison, faire valoir les droits du sentiment et de la passion, inciter l’individu à déployer son moi avec toutes ses puissances et toutes ses virtualités. Bakounine proclame que la vie est irréductible à la connaissance qu’en prend la science, il fait confiance au déchaînement des passions pour frayer la voie à une société libre. On ne trouvera pas là sans doute les fondements d’une psychologie, mais bien une impulsion, une exigence qui marque déjà la place que devra combler une recherche d’ordre psychologique.

De l’éternel retour à la révolution

Dans l’analyse des forces explosives qui s’accumulent et menacent sans cesse l’ordre établi, l’anarchisme, pour rester fidèle à ses intuitions premières et à sa vigueur subversive, doit faire leur part aux énergies psychiques. Il peut aussi confirmer par là son idée d’un élan vital qui tend sans cesse à faire éclater les formes de vie dépassées et paralysantes. Les divers courants cliniques et théoriques de la psychanalyse, en particulier, ont déjà poussé assez loin l’étude des tendances inconscientes qui interviennent dans les motivations et le comportement de l’individu. Ces énergies psychiques, essentiellement dynamiques, sont une forme infiniment plus souple et plus plastique de l’instinct animal, l’expression sur le plan mental des puissances organiques, vitales de l’homme. Elles ne se manifestent pas seulement sous des formes pathologiques. Elles se donnent libre cours dans les rêves et plus généralement dans tout l’éventail de l’expression imaginaire. La psychologie, l’ethnologie et l’histoire des religions ont pu ainsi retrouver des images et des symboles traduisant selon certaines constances des tendances et des situations typiques.

Georges Sorel, au début du XXe siècle, s’est attaché à mettre en lumière la valeur motrice d’images collectives, qui « permettent de comprendre l’activité, les sentiments et les idées des masses populaires se préparant à entrer dans une lutte décisive ; ce ne sont pas, précise t il, des descriptions de choses, mais des expressions de volontés ». [27] Il les appelle des mythes. « La grève générale des syndicalistes et la révolution catastrophique sont des mythes. » (p32).

La grève générale a été la traduction passagère d’un symbole plus profond, et l’étude des mythes s’est bien développée depuis Sorel. Pour l’essentiel, cependant, son hypothèse reste fertile.

Dans les sociétés primitives, passées ou contemporaines, le mythe constitue la structure même de la collectivité : il fournit à la fois une explication de la réalité et le modèle exemplaire de toute activité. C’est le double rôle, par exemple, des « récits » relatant la création du monde et de l’homme. Sa principale fonction est de situer l’homme dans le monde, d’organiser le monde autour de lui. Mais des mythes survivent dans le monde moderne, sous forme d’adhésion collective indiscutée, mobilisatrice, à certaines images, activités ou croyances.

En même temps qu’un symbole exprime des forces inconscientes, celles ci lui confèrent une étonnante puissance d’attraction ou de répulsion sur les hommes. Il assure à certaines idées une réalité psychique qui les rend réfractaires à toute réfutation logique ou morale.

Parmi les mythes qui se sont maintenus jusqu’à nous, celui de « /l’éternel retour/ » est un des plus constants. [28] Il signifie la croyance dans la destruction et la recréation périodiques de l’univers, la conviction que toute réalité s’épuise dans le temps et doit retourner provisoirement au chaos pour se recharger. Dans les sociétés primitives, des fêtes rituelles, des « saturnales » concrétisent symboliquement ce retour au chaos. Les fêtes du nouvel an relèvent encore du même espoir. Et bien plus profondément, l’attente révolutionnaire.

Le mythe de l’éternel retour exprime avant tout le désir d’un recommencement absolu. Individuellement et collective¬ment, il surgit avec une intensité particulière dans des périodes de crise. « Changer la vie », exige Rimbaud. Nous sommes ici à la source de l’élan révolutionnaire : le mythe révolutionnaire qui lance l’homme, « de toute son âme », dans le combat libérateur.

L’Apocalypse

L’histoire nous montre ce mythe à l’oeuvre, avec sa puissance dévastatrice.

A l’aube des temps modernes, alors que la dissolution de la civilisation médiévale ouvre l’ère des révolutions, éclate en Allemagne une « guerre des paysans » qui trouve son apogée et sa fin en 1525. Elle laisse loin derrière elle toutes les jacqueries du Moyen Age, en ampleur et en violence, mais surtout en ambition. Aux révoltes de désespoir et aux revendications locales succèdent des revendications non seulement « nationales » mais universelles, la volonté de jeter à bas pouvoirs politiques et cléricaux, d’instaurer la communauté des biens. Des milliers de paysans se font massacrer avec la conviction que le jour est proche où se réalisera sur la terre le royaume de Dieu, que le cours des choses abruptement se renversera, qu’une nouvelle vie sortira triomphante de l’élimination violente, en de gigantesques combats, du mal et des méchants.

Ce que pensent vivre les paysans, les tisserands, les mineurs insurgés, c’est le temps de l’Apocalypse. Seuls survivront les justes, pour qui s’ouvrira un règne de justice et de bonheur, que le jugement dernier viendra clore au bout de mille ans. Ainsi éclate, avec une puissance saccageante, un filon incandescent qui d’hérésie en hérésie traverse tout le Moyen Age : le mythe millénariste. [29]

Les paysans sont massacrés, leurs meneurs brûlés, le mythe reste vivace. Cette « splendide aurore » que Hegel salue dans la Révolution française, l’An 1 de la République la signifie hautement. L’institution d’un nouveau calendrier doit marquer une rupture totale dans le temps et un recommencement radical. Nicolas Berdiaev montre la naissance au XVII° siècle de l’apocalyptique russe, et son rôle dans la formation de l’intelligentsia révolutionnaire [30] Millénarisme encore chez Marx et les marxistes, qui pensent établir scientifiquement leur « prévision » de la fin de la « préhistoire » avec l’écroulement de la société capitaliste : l’avènement d’une histoire vraiment humaine, où l’homme prendra en pleine connaissance de cause sa destinée en main. Le syndicalisme révolutionnaire, quand il prépare la grève générale expropriatrice, se rattache à la tradition apocalyptique comme toute conception d’une « révolution catastrophique » qui attend du « grand soir » l’avènement brutal d’une société sans classes.

Aussi ne faut il pas s’étonner quand Berdiaev, après bien des historiens et des essayistes le plus souvent réactionnaires, conclut que « tout l’athéisme des milieux révolutionnaires et anarchistes (...) ne sera au fond que, retournée, inversée, la vieille religiosité russe et son sens apocalyptique ». Jugement hâtif, car l’apocalypse judéo chrétienne n’est elle même qu’une variante du mythe de l’éternel retour.

C’est bien sur le mythe primitif, même si elle emprunte le langage du christianisme, que se greffe l’espérance révolutionnaire. Le terme même de révolution, qui signifie mouvement circulaire, tour complet d’un astre sur son orbite, nous renvoie à l’élémentaire conception cyclique. Sans doute, dans le rêve révolutionnaire, l’accent n’est plus mis sur un âge d’or passé, auquel il faudra revenir, mais sur un âge d’or relevant du progrès. La même conviction indéracinable subsiste cependant : une société vieillie, déchirée par ses contradictions, minée par le déséquilibre où elle maintient l’individu, est destinée à sombrer tôt ou tard dans un tourbillon de forces antagonistes. C’est l’espoir d’une mesure retrouvée dans l’excès même de la démesure.

Le passage

A l’idée archaïque d’un âge de plénitude et d’ordre où l’homme vit sans contrainte parce qu’il est accordé au cosmos répond l’idée moderne d’une civilisation où l’homme, capable par sa science de dominer et d’utiliser toutes les énergies naturelles, parvient à établir l’harmonie dans le monde et en lui même, après avoir éliminé l’injustice et l’oppression. Qu’un tel âge d’or soit transitoire ou non importe peu : reconquérir la jeunesse du monde est une tâche assez exaltante.

Aussi cette perspective mythique constitue t elle une appréciable source d’énergie : les forces vitales qui ne peuvent se donner libre cours dans le piétinement quotidien s’y accumulent. Défoulement imaginaire, mystification tranquillisante ? Loin de là. Tout mythe authentique répond à une nécessité naturelle. « La nécessité biologique, écrit Roger Caillois, produit un instinct ou à son défaut, une imagination susceptible de remplir le même rôle, c’est à dire de susciter chez l’individu un comportement équivalent. » [31] Dans le monde humain, où l’instinct est relayé, comme principe de comportement, par la conscience et la liberté, une image vive et obsédante remplit la fonction qui serait dévolue à l’instinct dans la préservation ou l’accroissement de la vie. Le mythe fait partie de ces images créées par l’activité psychique inconsciente, en réponse à la situation donnée. Elles expriment les besoins, et entraînent à l’action visant à les satisfaire. Le mythe de la révolution est un recours naturel contre la stagnation. Il stimule la recherche de solutions positives, il arrache les hommes au désespoir et à l’apathie quand l’intelligence, ne voyant plus d’issue, est prête à abdiquer. Il appelle à l’action destructrice et créatrice, qui ouvre des possibilités nouvelles.

Parce que l’image, le rêve du cataclysme re créateur aimante toute sa vie, le « millénariste » est en permanence sur le qui vive, prêt à bondir. Il veille, guettant les signes, le moment de se jeter dans l’ultime combat. Il se sent avec intensité dans un temps de transition, de passage, un temps de gestation et de brassage où se prépare cette transmutation de la vie, cette renaissance intégrale qui est la passion la plus constante et la plus fertile de l’humanité, quand elle ne la précipite pas dans le délire d’un Ciel salvateur – ou exterminateur ! - ou encore d’un Etat tout-puissant créateur de l’Homme nouveau.

Collectif, le mythe se situe à l’extrême pointe des superstructures sociales, au niveau des représentations collectives les plus novatrices et les plus créatrices. Et c’est bien à tort qu’on oppose radicalement mythe et utopie. Le mythe préserve l’utopie d’une rationalisation désincarnée, il lui donne sa chaleur vitale et sa force d’aspiration. En revanche, l’utopie préserve le mythe de la régression archaïque, de la destruction sans lendemain : elle l’insère dans le monde moderne, dans le développement historique. C’est la fusion même d’un élan naturel et d’un projet culturel qui donne à la formation mythe utopie son caractère dynamique et novateur.

RÉVOLUTION INTÉGRALE

Dans la pratique des luttes sociales, dans l’existence concrète des militants, le socialisme libertaire a toujours su se retremper aux sources mêmes du « romantisme révolutionnaire », qui atteste la vitalité des mythes anciens. Il a souvent hésité, pourtant, à expliciter théoriquement cette tendance spontanée, qui est une composante originelle de la mentalité anarchique. Nous n’avons pas à nous défendre pudiquement des accusations d’utopie et d’espérance mythique. Nous avons à montrer le rôle qu’elles jouent effectivement dans l’évolution sociale, et à traduire ce constat en action dans nos méthodes d’éducation et de subversion.

Pour réussir dans son projet, qui est la connaissance de la vie sociale, une méthode sociologique doit répondre à deux exigences :

décrire aussi fidèlement que possible la complexité mouvante d’une société, en tenant compte de toutes les séries de forces qui la traversent, avec leur interaction et leur implication mutuelle ;

déceler et exprimer l’insertion de la liberté (individuelle et collective) dans l’ensemble des dynamismes et déterminismes sociaux.

Une sociologie pluraliste

Toute société, selon l’expression de Saint Simon, est en acte. C’est l’activité globale que fournit sans relâche une collectivité pour s’adapter aux conditions naturelles et historiques, pour exploiter le nouveau champ de possibles qu’elle ouvre par cet effort d’adaptation même, pour résoudre ses conflits internes et dépasser ses contradictions. Cette activité, avec ce qu’elle comporte d’initiative, d’invention et de mémoire, est le signe même de la liberté humaine se frayant un chemin à travers les obstacles et les occasions que lui présente le milieu.

Le devenir social résulte des interférences d’une multiplicité de sphères d’action à la fois spécifiques et indissociables. Il n’y a pas d’activité privilégiée qui permette d’expliquer à elle seule l’histoire de l’humanité et l’évolution des sociétés : la production économique ni le progrès intellectuel ne peut servir d’explication unique et déterminante. Bien au contraire, au fur et à mesure que la sociologie affine son outillage méthodologique, elle est amenée à distinguer une pluralité de sphères d’activité qui se recoupent ou s’enveloppent les unes les autres, et dont chacune, selon le type de société, peut jouer un rôle plus spécialement moteur. Et si chacune de ces sphères obéit à son dynamisme et sa cohérence propres, aucune ne peut jamais fonctionner à l’exclusion de toutes les autres, car elles ne cessent de s’influencer réciproquement.

Sans entrer dans le détail d’une telle « sociologie en profondeur » [32] on peut esquisser sommairement les modes de relations qui peuvent exister entre trois « paliers » parmi les plus efficients : la production économique, les oeuvres culturelles, la mentalité collective. Car la nature même de l’action révolutionnaire dépend de la conception qu’on se fait de ces relations.

Les philosophies d’une époque, ses tendances artistiques et l’ensemble de ses « superstructures » intellectuelles dérivent logiquement, par filiation ou opposition, des courants intellectuels qui les précèdent. Elles peuvent même puiser dans leur genèse à l’acquis de civilisations et d’époques différentes. Mais comme elles constituent essentiellement une réflexion de l’homme sur le monde où il vit, une réponse - souvent insuffisamment explicitée - à son moment historique, la compréhension d’une création culturelle doit dépasser le cadre de sa sphère particulière pour la rattacher à la situation matérielle, économique, où s’élaborent les bases concrètes de la vie. Et ceci d’autant plus que leur manière d’être, leurs conditions d’existence orientent souvent à leur insu les idées des individus et des groupes.

La pensée situe, plus ou moins adéquatement, l’homme dans son univers en perpétuel devenir. Ce faisant, elle pénètre ce devenir : élaborant une connaissance mieux appropriée du réel, faisant surgir des valeurs et une mentalité nouvelles, elle devient source d’action.

Par là, les superstructures intellectuelles peuvent constituer un stimulant aussi bien qu’une entrave, comme c’est le cas pour les idéologies réactionnaires. Le dynamisme ou le poids des « productions spirituelles » est d’autant plus effectif qu’une culture n’exprime pas seulement les exigences intellectuelles de l’homme, mais encore des désirs et des aspirations qui s’enracinent au plus obscur et au plus élémentaire de son être.

Nous retrouvons là le domaine de la psychologie : elle non plus ne connaît pas d’élément pur. Les pulsions les plus « instinctives » du psychisme individuel sont reprises dès la naissance dans les cadres et les catégories d’une culture, remodelées par la société.

A chaque temps correspond sa psychologie, et il n’y a pas de crise économique ou sociale qui ne se répercute en crise psychique. Culture et rapports de production, qui sont en interaction constante, modèlent les mentalités : en même temps les tendances et les formations psychiques, y compris les plus inconscientes, animent ou perturbent sans cesse l’activité économique, politique ou intellectuelle.

L’acte révolutionnaire

La conséquence primordiale de cette corrélation entre tous les secteurs de la vie sociale est que toute tentative révolutionnaire est affrontée à l’ensemble d’une civilisation. Une telle constatation doit amener le rejet de tout postulat matérialiste ou spiritualiste. Le bouleversement de la seule sphère économique, loin de parvenir à transformer les autres domaines de la vie, considérés comme ses reflets ou ses productions secondaires, est compromis dès le départ par la cohérence et le poids des autres sphères d’activité. Elles réintégreront le changement à leur statut antérieur, ébranlé dans une certaine mesure et même partiellement transformé, mais toujours marqué du même caractère d’autorité, de contrainte, d’inégalité. A l’inverse, le progrès de la raison ou de la moralité, tant qu’il ne se greffe pas sur un mouvement historique concret et global, restera inefficace, freiné, faussé sur tous les plans par les autres secteurs non restructurés.

En fait, lors de son explosion, une révolution conteste globalement la réalité donnée. Elle est le produit, tout d’abord, et la pensée socialiste part de là, d’une crise économique et politique qui ne se laisse plus enrayer par les moyens habituels, mais aussi d’un mal être généralisé. Dans la mesure où cette crise introduit une situation nouvelle et imprévue, elle appelle une conduite collective nouvelle et imprévue. Les modèles de comportement et les valeurs cristallisés autour de l’ordre des choses écroulé perdent leur signification et leur efficacité. La vie sociale accélère son cours et les forces collectives, enfin libérées de leurs carcans et stimulées par un climat de conscience et de participation intenses, s’expriment dans la .création de valeurs et de symboles nouveaux, dans l’invention collective de modèles de comportements inédits.

C’est l’éclosion, ou du moins l’ébauche, d’une autre civilisation. Mais l’enthousiasme créateur qui fait d’une révolution le creuset d’une civilisation retombe peu à peu, dans l’exténuation des tâches quotidiennes. Dans les mentalités et les moeurs, dans les rapports des hommes entre eux, des séquelles du régime aboli persistent. Dans les difficultés et les conflits, elles risquent d’étouffer les valeurs et les pratiques nouvelles. Comme le disaient les surréalistes : il faut en finir avec l’ancien régime de l’esprit. Non pas par la répression, qui est un des pires facteurs de dégradation, mais par l’effort pour développer positivement l’acquis récent, l’esprit nouveau.

Il faut coûte que coûte prolonger les impulsions morales et culturelles surgies dans le bouillonnement révolutionnaire. Démystification idéologique, élucidation des valeurs nées de la lutte commune, intensification de la spontanéité, de l’initiative et de la responsabilité retrouvées. Il faut renforcer avant tout une idée lucide et passionnante de la vie et du bonheur.

Une telle entreprise a d’autant plus de chances de réussir qu’elle aura été préparée plus activement dès avant la rupture révolutionnaire. Et comme elle vient se briser contre l’institution qui maintient avec le plus de ténacité et de virulence les rapports anciens, à savoir l’Etat, elle pourra prendre appui sur les formations sociales qui se seront édifiées dans la période prérévolutionnaire sur une base de réciprocité et d’autogestion. Cela ne vaut pas seulement pour le plan économique : tous les besoins des hommes, matériels, psychologiques, culturels, appellent dans l’immédiat une élucidation collective, et une lutte solidaire pour leur satisfaction.

Parallèlement à la lutte des classes, en connexion étroite avec elle, se livre une lutte spirituelle parfois explosive, souvent souterraine, dont l’enjeu est celui de la révolution sociale : la métamorphose de tout le réel. Sacrifier l’une ou renoncer à l’autre, c’est se résigner à la même défaite.

CULTURE ET RÉVOLUTION

Préparer les travailleurs à leur tâche d’autogestion : tel a toujours été un des principaux mots d’ordre du socialisme libertaire. Les anarchistes, même quand ils se divisent sur les méthodes et les moyens de leur action, s’accordent toujours pour mettre en avant la nécessité d’une tâche d’éducation. Conséquents avec leur idée d’une révolution à mener sur tous les fronts, ils ont aussi appliqué leur souci d’éducation à tous les plans de la vie. Et même lorsque les analyses faites par des groupes différents de militants les conduisent dans l’immédiat à donner la priorité à tel secteur particulier, la pluralité même des conclusions, qui varient selon la situation et la formation des membres d’une équipe donnée, a pour résultat d’orienter l’action d’ensemble sur tous les plans...

La recherche d’une morale libertaire, d’un art de vivre, va elle aussi dans ce sens. Plus généralement, il s’agit d’aboutir, par l’extension de la connaissance, à une élévation du niveau de conscience. Culture ouvrière, culture populaire, animation culturelle : ces thèmes qui sont aujourd’hui en vogue ont été dès le départ des revendications et des lignes d’action libertaires.

Expression de la vie collective

Encore faut il voir ce que recouvrent ces termes. Ce que montre clairement l’évolution actuelle vers une « culture de masse », c’est que la vulgarisation des produits culturels, l’absorption à hautes doses d’informations hétéroclites et inces¬santes, mènent avant tout à une ingurgitation passive, à l’attitude somnolente d’un spectateur sans arrêt soumis au mitraillage des moyens de diffusion et de communications massives : radio, télévision, presse, cinéma. Il en résulte un conditionnement constant, une imprégnation progressive qui grave dans les esprits une image de la vie, une échelle de valeurs conformes à l’idéologie dominante. [33]

Et s’il se fait ainsi un accroissement quantitatif d’aperçus « culturels », c’est aux dépens de la vraie culture, qui est prise de conscience, orientation lucide dans la vie, assimilation active et coordonnée, possibilité d’initiative et d’invention.

Il n’y a pas de culture « neutre » : elle implique toujours des valeurs, des choix portant sur les rapports des hommes entre eux. Une culture est toujours relative aux conditions d’existence concrète dans une société donnée. Cela s’applique aussi aux créations les plus élaborées d’une culture, ses oeuvres d’art.

Chaque époque se caractérise par un certain nombre d’attitudes que les hommes qui y vivent prennent vis à vis d’eux-mêmes et du monde. Ces attitudes sont conditionnées par l’ensemble des connaissances et des techniques, par les moyens d’action qu’offrent celles ci, par la totalité enfin des relations sociales et de leurs tensions. L’activité artistique exprime ces attitudes, leur donne des formes prégnantes. Des périodes de stabilité et d’équilibre permettent, sur la base d’un certain nombre d’expériences et de découvertes, le perfectionnement progressif d’un style. Les temps de transition rapide par contre entraînent un bouleversement permanent des moyens d’expression.

Mais là aussi il serait peu éclairant de considérer ces superstructures esthétiques comme de simples reflets des rapports de production ou même plus généralement des relations sociales. Activité novatrice, l’art a lui aussi son dynamisme spécifique. Il est un des facteurs qui orientent la vie en société.

L’attitude nouvelle que les hommes adoptent en certains temps face au réel n’a rien d’une génération spontanée. Elle implique la dégradation accélérée d’une mentalité, et surtout le lent ajustement de positions neuves, à travers des successions d’essais et de tâtonnements, d’erreurs et de gaspillages. Il s’agit pour les hommes de trouver le sens et l’unité de l’univers nouveau qui se profile par pans désaccordés à travers les activités les plus diverses. Il leur faut surtout trouver leur place dans cet environnement inhabituel et mouvant. Sauf pour quelques spécialistes, eux mêmes cloisonnés dans des domaines séparés, et pour ceux qui sont déjà profondément conditionnés par les diverses techniques de propagande, le monde apparaît de plus en plus comme un chaos où ne se lit que difficilement et contradictoirement l’ordre nouveau qui pourrait prendre forme.

Un homme nouveau

Le divorce s’accentue irrésistiblement entre la connaissance et la vie collective, entre les puissances mises au jour et l’usage qui en est fait. Les anciennes valeurs et les comportements appris perdent leur sens et leur efficacité. Si un art de vivre différent s’ébauche, c’est par traits brouillés, dans des réussites exceptionnelles et des échecs innombrables. Toute une réadaptation à un milieu dépourvu de repères est à faire. Coûte que coûte doit être tentée l’incarnation d’un savoir, la pratique d’une raison et d’une logique sans commune mesure avec ce qui a été.

L’art tient une part active dans cette nécessaire refonte de l’esprit, cet apprentissage de sentiments, de réflexes et de perceptions adaptés au monde qui se fait. L’art aussi est une forme d’utopie, portée par le désir d’une vie pleine et créatrice, une recherche d’accord et d’équilibre. Ses formes négatives et dérisoires sont une protestation, une dénonciation qui hâte la désagrégation des structures mortes. Dans le positif comme dans le négatif, il ne procède pas par illustration de connaissances théoriques, mais par des réactions globales et viscérales au monde exploré.

Le point de départ est donné par des individus plus particulièrement sensibles à l’appel d’une vie inconnue, et par là au retard et à la sclérose des moeurs régnantes. L’adhésion collective ne se donne que lentement, par delà l’incompréhension et le refus. Peu à peu s’affirmeront des styles et une sensibilité imprévisibles. Sur les chemins accidentés de l’art vivant se prépare la psychologie de demain. L’art est un miroir où se reflètent et se superposent le visage de l’homme d’aujourd’hui et celui de l’homme à venir.

Dans le projet révolutionnaire, qui est d’instaurer une civilisation où l’homme s’exprime et vive librement, l’art a sa place. Non pas un art qui suit des mots d’ordre révolutionnaires, mais qui cherche à comprendre le monde et à transformer l’homme. Pulvérisant les rapports dépassés, inventant des relations nouvelles, il sert la révolution en cherchant son propre chemin.

Culture active

Si l’activité artistique n’obéit qu’aux stimulations du présent et à sa spontanéité, qui n’exclut pas l’utilisation de l’acquis, son intégration dans la vie collective exige un intense et vigilant effort culturel. Sans doute, par les différents moyens de diffusion, une imprégnation est toujours en cours. Mais là est aussi le plus grand danger. Cette diffusion répond à un choix, qui relève de minorités technocratiques. Elle envahit le marché de produits de consommation qui remplacent peu à peu l’activité, la recherche personnelle. Le refuge dans le monde illusoire des spectacles habitue l’individu aux compensations creuses, à l’attitude passive et léthargique. La passivité dans les loisirs vient renforcer la passivité qui empreint déjà toute l’organisation du travail. L’aptitude à l’invention et à l’initiative s’atrophie de plus en plus, les valeurs des classes au pouvoir colorent les rêves les plus intimes du consommateur de base.

Une éducation révolutionnaire garde-t-elle des chances dans ce contexte ? Oui, à condition d’être durement critique, de dénoncer pas à pas l’intoxication et le marché « culturels ». Mais ici encore, on ne détruit véritablement que ce qu’on remplace. Une prise de conscience ne suffit pas à contrer la manipulation des esprits et l’apathie qui en résulte. Constamment sollicité de l’extérieur, malaxé par des modèles « artistiques » diffusés en grande série, l’individu perd toute autonomie et tout désir d’autonomie. Le souci de se montrer conforme aux modèles en vigueur développe toujours plus le conformisme social.

Cherchant à paraître, à posséder, à se comporter comme leurs pairs, anxieux des jugements des autres consommateurs (« être dans le vent », maintenir son « standing ») les hommes de la « société de consommation » sont en fait profondément séparés. Leur passivité sape leurs relations avec les autre, et l’atomisation de la société en individus apparemment semblables mais sans liens effectifs fait des progrès rapides.

C’est là un cas particulier de cette sclérose qui paralyse la vie sociale et livre les hommes aux rapports de domination et d’exploitation. Et la tâche culturelle des anarchistes est aussi une forme particulière de leur attitude fondamentale : vivifier, revigorer la vie sociale pour éliminer le virus de la domestication. Participer, là où sont données les garanties suffisantes de liberté, aux associations qui s’efforcent de rendre aux individus, dans leurs loisirs et leurs activités culturelles, l’habitude de l’action solidaire, de l’initiative, de la réflexion critique.

Sur le plan culturel aussi, le socialisme, l’anarchisme passent par une refonte des rapports interpersonnels, dans le sens et la pratique de la responsabilité, de l’autonomie dans la solidarité. C’est une double tâche qui s’impose en fait : stimuler l’activité libre ; choisir, dans l’inflation des productions culturelles, les formes et les oeuvres qui traduisent une conception émancipatrice de l’homme et de ses relations avec le monde. L’art est une modalité de notre être au monde, il propose des styles de vie, des orientations de la sensibilité. A travers une activité commune, il s’agit de dégager, d’assimiler, de développer les courants qui donnent une image lucide du monde présent, une préfiguration stimulante de la vie venir.

Il s’agit de rendre aux individus leur capacité d’invention, et l’information nécessaire pour la nourrir et la concrétiser. C’est bien une tendance et une méthode constantes de l’anarchisme qu’on retrouve là : dissoudre les comportements et les modèles stéréotypés, ouvertement ou sournoisement contraignants, pour développer l’aptitude souple, plastique, à la décision, au jugement, à l’action personnelle et solidaire.

LA VIOLENCE

Imbriquée dans les conditions générales de l’existence collective, une culture libératrice ne peut progresser sans ruptures ni conflits. Les formes d’art authentique ne se séparent pas sans peine de la masse des productions qu’exige le renouvellement incessant du marché des loisirs et du spectacle. De plus, les associations de culture libre résistent difficilement, elles aussi, à l’esprit et aux pratiques qui ont cours autour d’elles. La volonté d’expression autonome et originale, là où elle subsiste, est tôt ou tard amenée à des formes de contestation violente, galvanisées par le malaise .que développe le régime capitaliste et bureaucratique, à travers son bourrage de crâne continuel, son organisation du travail, ses conditions d’habitation.

Ces manifestations, le plus souvent spontanées, peuvent éclater comme prolongement violent d’un spectacle de masse ou plus généralement, dans la vie quotidienne, comme refus des règles de vie admises et .de la culture transmise Ce sont des conduites de rupture, qui se refusent à trier le mort du vif, dans une volonté d’éviter toute intégration à une société contrôlée sur tous les plans par la technocratie capitaliste et étatique.

Fondement d’un état social

Il s’agit bien là, dans la plupart des cas, d’un comportement anarchique. L’importance que l’anarchisme attribue à la révolte comme prise de conscience et rupture avec un « ordre » imposé, doit logiquement l’amener à reconnaître la valeur subversive de ces manifestations. La rupture violente parait d’ailleurs être un trait constant de l’anarchisme. La révolte, en général, s’exprime à travers des actes de violence. La lutte révolutionnaire, dans l’histoire, est inséparable de guerres civiles, ou du moins d’affrontements violents avec les forces de répression. Les grandes expériences historiques de l’anarchisme se sont déroulées au milieu des combats. Pour le sens commun, l’anarchiste est resté l’homme à la bombe, le négateur systématique.

L’assimilation de l’anarchisme à la violence ne va cependant pas de soi. Il y a eu, il y a encore, un courant libertaire non violent, dont les raisons concernent aussi ceux qui préconisent, par la force des choses, des moyens violents. [34]

Toute violence est un signe d’échec : échec de la raison qui ne parvient pas par ses propres moyens à instaurer des relations justes entre les hommes. Echec de la liberté qui pour se réaliser doit se plier au principe qu’elle condamne : la contrainte. L’originalité du socialisme libertaire ne consiste-t-elle pas justement dans l’affirmation que les moyens employés déterminent la nature de la société qu’ils instaurent ? Comment la contrainte viendrait-elle à bout de la contrainte, comment une société équilibrée et prospère pourrait-elle sortir des massacres et des misères d’une guerre civile ?

La lutte armée exige une organisation qui la dirige avec rigueur, une discipline d’exception. Qui empêchera l’« état-major révolutionnaire » de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, de dégénérer, une fois l’ennemi écrasé, en institution d’oppression et d’exploitation ? Ce danger étant plus grand encore si l’adversaire reste capable d’intervenir de l’extérieur, avec la complicité des Etats capitalistes subsistants. (C’était là un des principaux arguments du pouvoir stalinien.) Et supposez que la réaction triomphe : son armée fera régner « l’ordre » le plus implacable pour « restaurer la puissance et l’unité nationales ».

Mais la guerre, intérieure ou extérieure, le meurtre et le massacre, ne sont jamais que la concrétisation d’un mépris permanent de la raison, d’une violence fondamentale et constante : la loi d’une société divisée en classes dirigeantes et classes exploitées, dominées. Il y a violence dès que, par contrainte brutale ou diffuse, l’existence individuelle et collective est utilisée à des fins extérieures à elle, comprimée dans des limites arbitraires.

Toute résistance à cette oppression se heurte à la violence : interdiction des organisations ouvrières, réduction des « agitateurs » par la faim, la prison ou même la mort. Dès que l’opposition radicale s’organise, une situation se crée où le dernier mot reste à la force. Une grève comme une manifestation de rue est destinée à faire violence à l’adversaire, à lui arracher une partie de son pouvoir, à lui imposer des limites qu’il ne peut pas reconnaître. C’est pourquoi il met en action ces organisations spécialisées dans l’exercice de la violence (armée, police, tribunaux) sans lesquelles il ne pourrait pas subsister.

L’inévitable violence

Décider une grève ou une manifestation, c’est déclencher un processus de violence dont on ignore jusqu’où il ira. Mais il n’y a pas, à proprement parler, choix de la violence. La volonté de réaliser une société libre, d’assurer son libre cours à la vie personnelle et sociale, se heurte inévitablement au monde qu’elle condamne. Toute la trame des relations collectives est imprégnée de violence, ouverte ou larvée.

Dans certains cas, des risques extrêmes doivent être courus : un coup d’état fasciste dans un pays démocratique compromettrait les conquêtes sociales d’un siècle et ferait peser sur des générations le poids d’un dressage systématique.

II n’est pas possible d’accepter l’idée des pacifistes Intégraux selon laquelle toute servitude vaut mieux que le recours aux armes. Accepter la servitude, ce n’est en rien limiter la violence, car tôt ou tard l’Etat fasciste, s’il se sent assez fort, portera, la guerre à l’extérieur. Les concessions faites à Hitler par les démocraties n’ont pas empêché la Seconde Guerre mondiale. Accepter les camps de concentration et d’extermination, n’était-ce pas accorder plus à la violence que les risques d’une lutte armée ?

Sens doute ; nous avons tout à redouter aujourd’hui d’une guerre généralisée. C’est bien pour cela que les libertaires luttent en priorité pour le dépassement d’un régime fondé sur la violence et la course à la puissance.

Il faut de toute façon distinguer deux formes de la violence : l’instrument de domination et de conservation utilisé par les classes qui exploitent la vie sociale à leur profit, et la réaction de défense des masses exploitées et spoliées. Sous cette seconde forme, n’est-elle qu’une convulsion aveugle, à remplacer au plus vite par une tactique plus rationnelle et mieux appropriée, ou au contraire un des ressorts de toute lutte socialiste ?

Violence et conscience révolutionnaire

Eh tant qu’élan de révolte, même réduit à une explosion en apparence sans but, la violence exprime une prise de conscience. Elle proclame le caractère insupportable d’une condition trop longtemps endurée, en même temps que l’irrépressible exigence d’ « autre chose ». L’ouvrier qui brise sa machine ou le Noir américain qui incendie un grand magasin se retourne contre un monde où il n’était plus qu’objet irresponsable et manipulé pour affirmer sa propre existence.

L’oppresseur lui-même se hâtera de clarifier cette conscience. L’état social existant, qui voilait sa vraie nature sous une façade de justifications idéologiques et juridiques, mettra en branle sa machinerie répressive. La violence insurgée joue ainsi un rôle de révélateur. Pour peu que le mouvement d’insurrection s’étende, la dure réalité de la lutte des classes balaiera les oripeaux de la « concorde civique ». L’existence collective en régime étatique et capitaliste se montrera dans sa vérité : guerre permanente.

Grève, manifestation de rue ou sabotage, la violence révolutionnaire éclaire d’une lumière crue ce que justement parlementarisme et tables rondes avec le patronat cherchent à cacher : la séparation et l’opposition des classes [35]. Dans l’intensification de la lutte, la conscience de classe se fait chair et sang, elle imprègne l’homme tout entier. L’action violente retrempe les énergies, réveille les colères passées. Elle crée en même temps un climat d’effervescence où germent les idées neuves.

Provoquée par les conditions de l’existence collective, la violence s’alimente aux énergies mêmes de la vie psychique. C’est l’éruption des pulsions naturelles et des aspirations comprimées dans les cadres étroits et mutilants de l’ordre moral par lequel l’Etat et le capitalisme renforcent psychologiquement leur domination. C’est l’extériorisation agressive des besoins d’initiative et d’invention frustrés par la pauvreté, matérielle et psychologique, de la vie quotidienne. Le pacifisme a trop souvent sous-estimé la fascination que la guerre peut exercer sur les hommes par ses promesses d’aventure et de grandes vacances.

Riposte naturelle et ferment de conscience, la violence est bien un élément de l’action révolutionnaire. Il ne faut jamais oublier cependant les risques qu’elle fait courir à la liberté lorsque, sous la pression des circonstances, elle finit par être institutionnalisée, militarisée. C’est pourquoi les révolutionnaires doivent veiller avec le plus grand soin à ce que les formations d’action violente (milices, etc.), ne soient jamais bureaucratisées, séparées de l’ensemble des organisations sociales en lutte pour la suppression de l’ancien régime et l’instauration du socialisme.

Il ne faut pas oublier non plus que l’action violente ne se confond pas avec la lutte armée, et que le recours en temps opportun, et selon des méthodes efficaces, à la première peut parfois éviter les risques de la seconde. Enfin, les anarchistes, et plus généralement les groupes révolutionnaires, n’ont pas à déclencher à tel moment un mouvement général d’insurrection violente, et le plus souvent ils n’en ont d’ailleurs pas les moyens. Un tel mouvement n’est possible, efficace, que comme riposte collective conditionnée par la situation globale.

ÉVOLUTION, RÉVOLUTION

Le problème des rapports entre les minorités révolutionnaires et les masses ne se pose pas seulement sur le plan de l’action violente, mais dans tous les secteurs de l’activité sociale. En théorie, le socialisme libertaire rejette l’idée de constituer une « direction révolutionnaire », qui est inséparable d’autres conceptions autoritaires et centralistes comme la « dictature du prolétariat » par personne (ou, plus exactement, parti) interposée. Misant tous ses espoirs sur la gestion directe, il en appelle à la spontanéité des masses, en n’oubliant pas que cette spontanéité doit être préparée et soutenue par la capacité des hommes.

La spontanéité

En pratique, les organisations libertaires, en particulier sous leur forme anarcho syndicaliste, se sont toujours reconnu un rôle de stimulation. Sans prétendre à un rôle dirigeant, ces organisations, prévoyant et constatant que l’éducation ne pouvait suffire à secouer l’inertie collective, cherchaient à sensibiliser et à mobiliser les travailleurs sur un certain nombre de revendications concernant les conditions de vie et de travail. Certaines situations appellent l’action, et celle ci peut avorter si une organisation relativement représentative n’en prend l’initiative au moment critique.

Au niveau de l’organisation, une telle décision doit être collective. Si le syndicat en question est assez important, on peut admettre que l’initiative de ses militants exprime une attitude généralisée même parmi les inorganisés. Il ne faut pas oublier pour autant que les formations anarcho syndicalistes elles aussi sont animées par des militants plus décidés et plus dynamiques que la moyenne des adhérents, ce qui repose le problème. L’essentiel étant cependant que l’organisation soit assez fédéraliste et libertaire pour que les éléments les plus révolutionnaires puissent provoquer une prise de conscience sans aboutir à former un groupe dirigeant.

Il se présente, de toute façon, un double écueil. Les minorités ayant souvent tendance à vivre en vase clos et à prendre leurs désirs pour des réalités peuvent lancer des actions prématurées qui déclenchent la répression, et, n’étant pas suivies, compromettent les chances d’une offensive générale au lieu de les hâter. D’un autre côté, une organisation bien implantée, avec ses militants et ses méthodes d’action « éprouvées », risque de se méfier des initiatives spontanées qui la débordent et qu’elle craint de ne plus pouvoir contrôler ; elle freinera le mouvement, ou cherchera à lui imposer ses plans et ses méthodes.

Les deux expériences ont été répétées. Elles ont entraîné la conclusion que seule la spontanéité des masses, avec son aptitude à trouver dans le bouleversement révolutionnaire les formes d’organisation adéquates, pouvait amener la rupture décisive et la mise en place de structures vraiment socialistes. Une telle analyse trouve de nombreux points d’appui : l’absence d’organisations révolutionnaires authentiques, la dégénérescence bureaucratique des formules bolcheviques, l’apparition et le développement spontanés des conseils ouvriers aux premiers temps de la révolution russe, en Allemagne (1918-1919), en Hongrie (1919), en Espagne (1936).

Le socialisme libertaire n’a pas à choisir abstraitement entre ces deux voies. Par ses analyses et ses expériences, il fait fond en même temps sur les forces novatrices et créatrices de la collectivité en période d’effervescence et de rupture, et sur la nécessité d’une formation des hommes, d’une préfiguration, au moins utopique, des structures socialistes. Les idées de Proudhon, connues en Russie, ont joué un rôle dans la constitution des soviets, et l’image de la Commune a aimanté cette révolution. De même, l’exemple des premiers soviets a joué en Allemagne, et plus tard en Hongrie.

La spontanéité se montre d’autant plus efficace qu’elle peut mettre en oeuvre des hypothèses mieux élaborées, des modèles en partie expérimentés. Les chances de réussite des conseils ouvriers de base, des unités autogérées sont d’autant plus fortes qu’elles trouvent plus vite à leur disposition des organes de liaison, de coordination, de planification. L’enthousiasme révolutionnaire ne suffit pas, et il faut répondre d’urgence aux besoins de la vie quotidienne, aux exigences de la reconstruction économique, aux dangers d’une nouvelle excroissance étatique qui profiterait de toutes les défaillances de l’autogestion.

Régénération sociale ou régulation capitaliste ?

La nature et la portée d’une révolution sont indissociables de l’évolution qui l’a préparée. La pire erreur serait d’abandonner la lutte quotidienne en attendant la grande rupture où se manifesteraient les prodiges de la spontanéité. Une conséquence pratique de l’idée anarchiste de révolution intégrale est que les hommes doivent s’arracher dans l’immédiat au conditionnement psychologique et moral du régime capitaliste, exercer leur jugement, leur initiative, essayer de nouvelles relations, de nouvelles façons de penser et de sentir.

On a vu les difficultés d’un tel projet. Il n’est plus possible d’espérer que la société présente, moins « mourante » qu’on ne l’espérait, s’écroule de ses propres conflits pour laisser libre cours à des organismes sociaux jeunes et vigoureux qui se seraient développés dans son sein. Le capitalisme, avec plus ou moins de dégâts, parvient à surmonter ses crises en transformant progressivement les institutions et les types d’organisation qui ne sont plus rentables.

Les tentatives de « reconstruction sociale » s’insèrent malgré elles dans ce processus d’adaptation et de régulation en remédiant à quelques unes des insuffisances les plus directement sensibles du système d’exploitation. Sa pression est telle que les réalisations d’orientation opposée ne peuvent que suivre la pente générale ou se désagréger. « Des arrangements raisonnables, dit Arthur Koestler, ne peuvent réussir dans une société déraisonnable. »

Ce qui est en cause, ce n’est pas l’effort constructif de l’anarchisme, sa volonté d’agir dans le présent, hors desquels il sombre dans le sectarisme et l’agitation en vase clos. Mais il faut mettre en question le postulat évolutionniste qui admet que l’éducation et le développement communautaire suffiront à transformer la société du tout au tout. L’éducation libertaire est parfois fondée sur l’illusion que l’ordre des choses changera quand les hommes se conduiront selon leur raison. C’est méconnaître le poids des conditions de vie qui paralysent et faussent l’intelligence, ignorer la déformation que les rapports de domination et l’exploitation font subir à toutes les relations humaines.

Il faut lutter au jour le jour pour aider les individus à s’émanciper de la morale autoritaire qui leur est inculquée, à dépasser les relations serviles, passives, arrivistes. Proposer une autre image de la vie, expérimenter de nouvelles formes d’organisation et de décision. Mais tout cela ne devient effectif qu’à travers des interventions offensives dans le devenir social, des transformations de structures conquises par l’action directe. « L’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène. » [36] Toute évolution a une double face : le développement des forces productives et la transformation des rapports de production, avec leurs incidences sur l’existence collective ; l’évolution des esprits, des idées, des relations avec le monde et les autres, qui sont l’effet conjugué du premier facteur et d’un effort collectif de connaissance, de création intellectuelle, de rénovation existentielle.

L’intervention consciente et volontaire prépare la révolution, elle rend les hommes capables d’agir avec efficience en utilisant les crises du processus économique, la dégradation des conditions de vie, les besoins et les possibles nouveaux. Mais si aucune révolution ne vient leur déblayer le chemin, leur donner l’impulsion d’un élan collectif, la cohésion d’une restructuration globale, les progrès partiels, localisés, de l’évolution sont neutralisés et récupérés par l’ancien régime qui se maintient à travers des changements superficiels.

Des formations sociales à tendance libertaire, que ce soit sur le plan de la production, de la distribution, de la reven¬dication quotidienne ou de la culture, sont forcément dénaturées à la longue par le milieu historique où elles exercent leurs activités. Dépassé un certain stade, elles renient pratiquement leur but et doivent être abandonnées pour d’autres expériences également transitoires. Si certaines d’entre elles subsistent avec leur caractère originel jusqu’à une période de rupture révolutionnaire, elles peuvent fournir d’utiles organes de liaison et de coordination, à condition de s’intégrer souplement dans les organismes autogestionnaires créés par la révolution.

Les étapes de la révolution

Nous ne savons pas quelle forme prendra la révolution dans les pays industrialisés, mais sans une rupture radicale, une prise en main de la vie sociale par la collectivité, nous ne sortirons pas de l’emprise étatique et capitaliste. La suppression de l’Etat se fera probablement par étapes, non pas que l’Etat puisse dépérir de lui même, mais parce que le développement de l’autogestion, dans tous les secteurs de la vie sociale, pourrait progressivement réduire la puissance et le rôle de l’Etat. C’était l’hypothèse de Proudhon à la fin de sa vie. Une telle évolution se ferait par bonds, crises et conflits, où des régressions seraient toujours possibles, où l’appareil d’Etat pourrait reprendre le dessus sur les fédérations industrielles, agricoles, communales, etc.

Cela ne veut pas dire que les anarchistes puissent accepter l’idée de mettre en place un « Etat de transition », ou y participer à quelque titre que ce soit. Mais étant donné le rapport des forces, et aussi le niveau de conscience et de capacité organisationnelle atteint par la classe ouvrière, le socialisme démocratique a toutes les chances de l’emporter sur le socialisme libertaire, et de maintenir un appareil d’Etat. La tâche des libertaires sera dans ce cas de renforcer autant que possible les secteurs autogérés, de poursuivre intensivement leur travail de formation et d’éclaircissement.

Comme le voyait Landauer, la Révolution sera faite d’une suite de révolutions, dont chacune ne réalisera qu’une partie de ses projets et des transformations à accomplir. Prévoir comment s’effectuera le passage décisif vers une civilisation nouvelle et vraiment humaine dépasse largement les possibilités de l’utopie.

Révolution à l’échelle de toute une civilisation, et d’une civilisation qui tend à devenir planétaire : une telle perspective ne conduira t elle pas à renoncer au combat révolutionnaire en attendant que s’accomplisse une évolution qui mènera à des conditions matérielles et psychologiques insoupçonnées ?

Aucun attentisme ne se justifie. Sur tous les plans de l’existence, des combats quotidiens nous sollicitent. Si nous allons vers une civilisation planétaire, c’est grâce au développement des techniques, mais aussi par suite des révolutions partielles qui secouent en permanence notre monde. Ces révolutions se frayent leur chemin dans des conditions particulières : économiques, politiques, géographiques, culturelles. Luttes sociales dans les pays fortement industrialisés pour une organisation rationnelle de la production et de la distribution, pour un usage libre de la vie, contre le sous développement psychologique et moral, contre l’expansion de l’Etat. Luttes des peuples sous-développés et colonisés contre l’oppression économique et politique des impérialismes, pour la suppression de la faim et de la misère. Chaque victoire remportée par les exploités, où que ce soit, est une étape vers la révolution intégrale.

C’est pourquoi nous devons nous garder de juger l’événement, au premier abord, selon une perspective trop étroitement anarchiste. Chaque expérience doit être située dans son contexte historique, examinée dans la perspective de la révolution mondiale. Nous devons bien sûr chercher à analyser le rôle, régressif et perturbateur selon nos hypothèses, du pouvoir dans les mouvements étudiés, mais aussi dégager leur apport positif et leur figure originale, discerner les pratiques libertaires mises en oeuvre, et les renforcer si possible dans l’inévitable conflit qui les opposera aux structures étatiques, bureaucratiques ou bourgeoises.

POUR UNE PRÉSENCE ANARCHISTE

Il s’agit en tout état de cause de sortir de nos retranchements pour être présents avec la plus grande vigilance à notre temps. Kropotkine déjà disait que la révolution serait la résultante d’un certain nombre de forces, dont l’anarchisme n’était de loin pas la plus puissante. Nous abstenir de participer à un mouvement collectif chaque fois que les objectifs et les moyens ne sont pas spécifiquement anarchistes, c’est nous condamner à l’impuissance.

Théorie et pratique

Le volontarisme est un des ressorts de l’anarchisme, mais il a son revers : la sous estimation des dynamismes réels s’exerçant dans le monde. Est volontariste l’idée selon laquelle il n’y a pas de devenir inéluctable, pas de déterminisme historique conduisant nécessairement à la société sans classes. Le socialisme exige plus que le développement des forces productives et les crises du capitalisme : il exige la conscience, la décision, la capacité des hommes. II exige l’intervention de la liberté humaine, individuelle et collective. Cette attitude énergique, militante, conduit parfois à penser que seules sont déterminantes les actions entreprises par des minorités révolutionnaires et conduites selon des méthodes soigneusement mises au point. La théorie, dans cette perspective, doit précéder et contrôler la pratique, et tout ce qui déborde la première est dangereux pour l’issue de la lutte.

C’est oublier les rapports dialectiques qui lient la liberté et les déterminismes, la théorie et la pratique. Les grandes lignes d’évolution d’une société sont conditionnées par le développement des forces productives, des techniques, des rapports de production, mais la liberté, qui intervient déjà au niveau de l’utilisation efficace des forces naturelles, peut hâter ou freiner cette évolution, et, dans des périodes de crise et d’effervescence, changer profondément son orientation. Il n’y a pas d’action révolutionnaire qui ne soit prise dans le déroulement irrégulier de la lutte des classes.

La pensée socialiste s’est dégagée des luttes quotidiennes, comme effort simultané pour comprendre la situation historique et pour la transformer. Expliquant le fonctionnement de la société donnée, la réflexion théorique propose des méthodes d’action, mais en même temps elle analyse et précise les méthodes employées « sur le tas » comme réponses spontanées à la situation. Des échanges constants s’établissent ainsi entre l’hypothèse sociologique et l’expérimentation concrète.

L’anarchisme s’est élaboré à partir d’un ensemble varié d’expériences et de réflexions particulières. Par abstraction et généralisation, il est parvenu à une théorie qui propose de nouvelles hypothèses et de nouvelles méthodes. Celles ci doivent être vérifiées et renouvelées, en tenant compte de toutes les expériences qui se sont produites dans le devenir social, quel que soit le rôle effectif joué par les libertaires dans ces événements. L’action crée son propre chemin. Une interprétation juste, des propositions fécondes, un effort de coordination et de stimulation contribuent à sa réussite. Mais en aucun cas une théorie, quelle qu’elle soit, ne peut être considérée comme le moteur essentiel et déterminant du devenir. Il n’en reste pas moins qu’une théorie cohérente, évolutive, prospective, est indispensable à l’efficacité d’une action de longue haleine.

L’organisation

Une telle conception éclaire aussi les rapports des anarchistes avec les organisations sociales. Ce n’est pas leur rôle de créer, dans l’abstrait, les organisations qui paraissent correspondre à la théorie, et qui resteraient à l’état de groupuscules fermés. Mais chaque fois que les hommes se regroupent, à la base, pour répondre à leurs besoins immédiats, chaque fois que des individus et des groupes décident de s’unir pour agir consciemment sur la vie sociale, pour exercer leur responsabilité et leur initiative dans le sens d’une libération, d’une défense contre le conditionnement capitaliste et bureaucratique, les libertaires doivent y trouver leur place. Et leur formation ne doit pas les inciter à un rôle de noyauteurs, mais d’animateurs et de critiques lucides.

II en va de même pour toute action, organisée ou non, tendant à mettre en question l’ordre établi ou à renforcer le dynamisme révolutionnaire. Ce qui implique évidemment la capacité de juger jusqu’à quel point une entreprise sert où dessert la cause de l’émancipation collective, et la rigueur dans le choix des alliances. C’est dans le contexte d’un besoin ressenti, d’un mouvement réel, que les libertaires ont le plus de chances de faire admettre des critiques radicales, des solutions d’action directe.

Devons nous pour autant renoncer à nos organisations « spécifiques » ? Ce serait une autre erreur, car elles sont indispensables à l’élaboration théorique à la recherche de méthodes originales, à la formation des militants. A une condition : n’être pas des chapelles, mais de vrais centres de recherche et de formation, animés d’un esprit d’équipe. Elles doivent être en prise directe sur la vie quotidienne, concrétiser l’idée de la révolution intégrale : faire collaborer des individus et des groupes unis par des tâches particulières, en liaison avec leur situation et leurs préoccupations. II est normal que les uns s’occupent en priorité d’éducation, de développement psychologique, ou d’animation culturelle, que d’autres étudient d’abord les problèmes de l’action revendicative, de la production, de la distribution, ou encore de l’agitation politique.

Mais il est indispensable que la complémentarité de ces activités apparaisse, que les uns et les autres acceptent, appellent la critique réciproque. Il est indispensable aussi qu’aucun ne se cantonne dans sa spécialité, que certaines activités soient menées en commun, qu’il n’y ait pas de séparation enfin entre les « penseurs » et ceux qui agissent, que tous mettent la main à la pâte. Et toutes les solutions dégagées devraient trouver leur expérimentation dans la vie courante, pour être proposées de nouveau à un examen collectif. Faut il rappeler que dans une organisation révolutionnaire authentique, les relations entre les individus et entre les groupes doivent préfigurer la société socialiste ?

Tout cela relève t il de l’utopie ? Si oui, l’avenir du mouvement anarchiste me parait sérieusement compromis.

Le sens de l’aventure historique

Une défaillance du mouvement anarchiste n’empêchera pas de nouvelles idées et initiatives libertaires de surgir au coeur de l’événement, car la vie sociale ne se laisse pas étouffer définitivement, elle finit toujours par percer à travers les failles et les erreurs des systèmes de profit et d’autorité. L’Etat élargit partout son champ d’action, mais l’excès même du centralisme et du pouvoir, quand il ne provoque pas de ripostes violentes où réapparaissent les conseils d’autogestion, fait naître le besoin de la décentralisation et du recours aux unités sociales de base pour compenser les ratés de la machine bureaucratique. Dans ce dernier cas, sans doute, l’autogestion parcellaire est destinée à servir de régulation au régime établi : ce n’en est pas moins une concession significative et une arme à double tranchant.

La pratique révolutionnaire crée des formes neuves de lutte et d’organisation, et c’est ainsi, avec ou sans la participation des anarchistes, que se renouvelle l’anarchisme. Nous gardons pourtant la conviction qu’un mouvement anarchiste dynamique, incisif, prospecteur, est nécessaire pour dégager, à la lumière de son expérience et de son projet de révolution intégrale, les tenants et les aboutissants de l’action en cours, pour amener à la cohésion les contestations et les actions partielles, pour stimuler et raffermir les individus, aviver la spontanéité sociale, radicaliser l’exigence de liberté dans le socialisme et dans la conscience moderne.

Malgré l’imbrication croissante de l’Etat et de la société, à cause même des crises et des perturbations dont l’expansion étatique provoque l’éruption dans un tissu social de plus en plus déchiqueté, atrophié, les fonctions et les besoins contrariés mènent à des conflits chroniques. L’enjeu de notre temps se précise en tant que lutte entre deux tendances inconciliables : d’un côté la volonté de gestion directe, collective, de la vie à tous les niveaux, et de l’autre le contrôle de toutes les activités, le téléguidage de la vie publique et privée par un réseau de plus en plus serré d’influences techniques et psychologiques.

Ce conflit primordial éclaire le sens de notre aventure historique. Un anarchisme cohérent et dynamique y trouverait un champ d’action illimité.

Rien ne permet d’annoncer une humanité finalement unie et libre. Elle peut être stérilisée, littéralement désintégrée, par les puissances qu’elle abandonne aux mains de minorités dirigeantes. Dans la course à la puissance et au potentiel de destruction, les techniques destinées à faire triompher les hommes de leur situation de pénurie naturelle se transforment en facteurs de déshumanisation et de mort.

Le contrôle des techniques, de plus en plus urgent, restera impossible tant que la collectivité ne déterminera pas d’elle même, effectivement, les modalités et l’orientation de son existence. En admettant que le danger d’une destruction totale puisse être évité, l’équilibre de la terreur, le développement des techniques dans le sens de la domination et du profit étendront et durciront le quadrillage totalitaire de la vie sociale par l’application répressive ou anesthésiante des connaissances psychologiques (psychanalyse, psychotechnique, etc.) et l’exploitation systématique des moyens de communication de masse.

L’anarchisme se doit d’éviter également le pessimisme et l’optimisme pour inciter à l’action indispensable et pour évaluer justement les forces en oeuvre. Si les libertaires sont conscients des lignes de force qui structurent l’aventure historique mondiale, celle ci ne se sépare jamais pour eux d’une aventure personnelle. Libération personnelle et libération collective sont indissociables, les crises et les stagnations de notre temps se répercutent sans arrêt sur notre vie. Nous ne pouvons agir pour l’avenir que dans le présent, une volonté effective de liberté ne peut s’incarner que dans la vie quotidienne.

Quels que soient les risques et les chances dans l’avenir, quels que soient les reflux et les incertitudes du présent, il n’y a pas de répit possible.

  L’AVENIR EST OUVERT

Les crises et les stagnations de notre temps se répercutent sans cesse sur notre vie, disais-je. Le XXe siècle a emporté avec lui, semble-t-il, l’idée de révolution. Et même, plus largement, le sentiment du futur. L’esprit du temps pèse sur nous. Les représentations collectives nous enserrent et nous imprègnent quel que soit notre attachement à une culture minoritaire qui nous apporte encore des convictions, des refus, des espoirs qui n’ont plus cours autour de nous. Des « échecs historiques » barrent l’horizon et nous sommes soumis au flux continuel des messages qui, sous toutes les formes, tout au long de notre quotidien, nous enseignent que les illusions sont mortes, que le monde est ce qu’il est, que la liberté est dans le virtuel et qu’il est temps d’acheter.

L’écroulement du système “soviétique”, avec ses crimes et sa pénurie, avec ses ravages écologiques, doit signifier la faillite de la Révolution et la condamnation de l’Utopie, forcément mortifère. L’économie libérale - on ne dit plus le capitalisme - se donne pour l’ordre « naturel » qui saura tôt ou tard compenser ses excès, quitte à charrier son contingent normal d’exclus. Mortes aussi les idéologies politiques : les notions de droite et de gauche n’auraient plus de sens, seul le consensus pourrait assurer une évolution sans calamités.

Rien que le présent

L’idée de progrès a dérapé sur la même pente glissante. Sans doute la technologie n’arrête pas de faciliter nos tâches et nos échappées, la médecine nous maintient jeunes de plus en plus vieux. Mais les villes deviennent dangereuses, la circulation se bloque et la nature pourrit sous les déchets. Tout près de nous, dans cette vieille Europe, la barbarie éclate, l’archaïque violence se donne libre cours, quand on la croyait éteinte sous les décombres des empires totalitaires et la dislocation des empires coloniaux. Non seulement l’espérance d’un changement radical s’efface ainsi des esprits, mais le soupçon s’installe comme une certitude que ce bouleversement serait accompagné d’un déchaînement de violences auquel l’apothéose de la technologie donnerait des effets catastrophiques.

Une conséquence logique de ce renversement de perspective dans la mentalité collective est le repli des individus sur le présent immédiat et l’existence privée, avec les compensations qu’elle permet dans la tension permanente. L’individualisme comme type de comportement repasse au premier plan, il est reconnu et célébré comme modèle de la modernité, mais c’est un individualisme qui a perdu ses dimensions subversives et réfractaires. Il relève au contraire d’un nouveau conformisme. C’est une conduite d’adaptation qui isole chacun dans la recherche de la performance et de la sécurité, dans une option qui est finalement celle de vieille « lutte pour la vie », pour la survie. Une « quête du bonheur » qui ramène encore dans le cycle incessant de la consommation, pour ceux du moins qui n’en sont pas radicalement exclus. Et dans les pays échappés au totalitarisme, comme dans les pays sous-développés, on rêve du bonheur occidental.

Il reste peu de marge alors pour imaginer une autre vie possible, pour entrevoir même le sens que cela aurait d’imaginer une autre vie pour l’ensemble d’une société. Dans les structures intellectuelles et psychologiques du temps présent, un véritable blocage de l’imagination fige la vision du devenir collectif.

La stérilisation de l’imaginaire

Ce survol pessimiste n’a pas pour objet d’amener, tout compte fait, des conclusions dépressives ; l’horizon n’était pas plus clair quand j’ai écrit cette brochure. J’ai esquissé à grands traits ce pessimiste « panorama » pour insister encore sur la nécessité de revenir sans cesse à cette confiance, en partie irraisonnée, que l’anarchisme fait aux puissances créatrices de la vie, individuelle et collective. Et pour insister sur la fertilité de l’esprit d’utopie. Même l’individualisme le plus intransigeant, dans le sens contestataire que la lui a donné l’histoire du mouvement libertaire, porte en lui la volonté et l’espoir d’établir de nouvelles relations avec autrui et avec l’environnement.

Affronter la stérilisation de l’imaginaire devient un enjeu essentiel. Dans cette perspective, il faut tout d’abord garder à nos analyses leur tranchant critique et conflictuel, pour ouvrir des brèches dans l’idéologie unifiante. Mais je persiste à croire qu’il est indispensable de développer et de renouveler la perception utopique de la réalité, d’explorer ses « possibles latéraux », et de dégager déjà cette vision dans les actions de résistance collective qui mobilisent aujourd’hui les énergies. Même quand elles ne paraissent viser qu’un aménagement de l’organisation actuelle de la production et de la consommation. Dans les luttes pour une écologie préservée ou restaurée, pour une alimentation plus saine - je cite ces courants parce qu’ils se sont développés dans les dernières décennies, et non comme une solution de rattrapage - se profile l’image d’une autre orientation de l’économie, qui appelle des ruptures. L’utopie revit là aussi.

C’est dans la même logique que, face aux tentatives réductrices qui figent l’idée d’utopie dans les schémas fermés et autoritaires des cités parfaites, ou dans les eschatologies des régimes totalitaires défunts, émergent à nouveau des recherches sur la variété et la plasticité des projections utopiques, à travers les innovations de groupes sociaux comme dans l’art et littérature.

L’utopie négative aussi garde toutes ses vertus quand elle dégage et amplifie les risques et les menaces perceptibles dans les lignes d’évolution du monde actuel. Si, pour aider à fissurer la chape de démoralisation qui tend à s’installer, nous devons revenir aux espérances mêmes qui innervent nos actions, il est salutaire également de laisser s’exprimer nos cauchemars : ils stimulent l’éveil de l’imagination. L’avenir est ouvert...

(Juillet 2000 - ce dernier chapitre a été écrit pour la nouvelle édition en espagnol)