Deux jours entre les autres
(Extraits de mon journal)

Le matin du 31 octobre, je me rendis assez tôt à "Igazsag" ("Vérité"), journal paraissant pendant la révolution. Avant de partir pour la ville afin de regarder, de recueillir des nouvelles, je voulais savoir s’il n’était pas survenu quelque chose d’important ce dont il eût fallu écrire. A la porte de la rédaction je rencontre deux garçons de Székesfehérvar (chef-lieu d’un département situé à 60 kilomètres environ au sud-ouest de Budapest). Tous deux étaient ouvriers et ils étaient déjà venus la veille à Budapest, en moto. Ils avaient apporté des nouvelles (les choses n’allaient pas très bien à Székesfehérvar, la ville était sous le contrôle de l’armée et le commandant militaire ne voulait pas obéir à la révolution) et voulaient ramener des journaux. Ils s’étaient immédiatement remis en route - la nuit était très froide - pour regagner leur ville, avec l’intention de revenir le lendemain en camion. Et ils avaient fait ainsi, passant deux nuits sans dormir. Ils me demandèrent d’aller avec eux à Székesfehérvar, si cela m’était possible, et d’emmener avec moi deux ou trois gars, un peu d’agitation étant nécessaire là-bas.
Nous chargeâmes quelques liasses d’ "Igazsag" sur le camion et nous partîmes pour l’université. On doit pouvoir y trouver des gars pour venir avec nous, pensais-je. Puis : peut-être y a-t-il des tracts et des journaux de l’Université. Toute une foule attendait à l’Université ; quelques-uns venaient de partir à l’imprimerie pour rapporter du matériel frais. Nous dûmes attendre nous aussi. Nous étions nerveux. Il était insupportable de devoir rester deux ou trois heures sans rien faire alors que jour et nuit c’était la même chose, alors qu’il était interdit de s’écrouler de fatigue car toujours il y avait quelque chose à faire. Nous mâchions nos cigarettes. Enfin nous partîmes. Nous étions déjà cinq, car deux gars s’étaient immédiatement proposés pour venir avec moi.

En cours de route, nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour prendre des gens qui marchaient à pied au bord de la grande route. Certains allaient jusqu’au prochain village, d’autres plus loin. Nous ne vîmes pas de Russes : ceux-ci s’étaient retirés à l’écart de la route.

A Székesfehérvar nous nous rendîmes immédiatement au conseil Révolutionnaire. Heureusement le Président du Conseil s’y trouvait encore. La nuit commençait à tomber, et les autres membres du Conseil étaient déjà partis. Le calme nous sembla étrange, incroyable, qui contrastait avec l’activité sans relâche des comités de Pest. Nous montâmes dans une salle de l’étage supérieur. Les deux gars qui m’avaient invité ne m’avaient rien dit sur le Président du Conseil, et il était à présent trop tard pour les interroger. Je ne savais pas avec qui je me trouvais. Lui non plus. C’était un homme de taille moyenne, au visage intelligent, un intellectuel, mais dont il était visible que le père labourait la terre. Les deux garçons se taisaient : l’un s’était assis dans un fauteuil de cuir sans même se séparer de son fusil. Je ne réfléchis que quelques secondes et je dis au Président pour quelles raisons j’étais venu. Je lui demandai de décrire la situation. Sa réponse m’étonna. Jusque-là en effet tout le monde avait loué la "Vérité", et selon moi avec raison. Or le Président du Conseil Révolutionnaire commença à crier, en disant : l’article sur Székesfehérvar est un mensonge, il n’y a rien qui n’aille pas dans la ville, et leur radio (y avait-il une seule ville en Hongrie qui ne se soit pas procuré un poste émetteur ?) avait déjà protesté contre cet article.

Je me sentis mal à l’aise. Je n’osais pas regarder les deux garçons, et je pense qu’eux non plus n’osaient pas me regarder. Cet article en effet reproduisait leurs informations et c’était sur la foi de ces informations que je les avais suivis. Mais je ne me laissais pas faire. Il s’est en effet révélé dans la discussion qu’il y avait eu un moment où tout n’allait pas bien : le commandant militaire, un lieutenant-colonel nommé Mikes avait été renvoyé. Le Lieutenant-colonel Kemendy, dont la réputation était bonne, avait été nommé commandant des forces armées de la Transdanubie (partie occidentale de la Hongrie). Il n’était pas vrai que la rédactrice du journal local avait été emprisonnée pour des articles révolutionnaires. Elle avait été emmenée au siège du Parti, mais aussitôt relâchée. Depuis l’A.V.O. avait été désarmée. Les choses s’étaient passées facilement ; les Avos étaient alors peu nombreux - une trentaine - la majorité d’entre eux ayant été appelés à Budapest. Leur chef était d’accord avec les mesures prises à leur égard. Bref, il ne fut pas tiré un seul coup de feu. Les Avos étaient tous en prison. Ils étaient bien traités et on devait décider plus tard de leur sort, ce qui était la meilleure solution. Leurs camarades étant rentrés en douce de Budapest, ils étaient cent trente en tout, en taule, dans un calme total. La population était indignée par l’article de ’La Vérité" d’autant plus qu’à la suite de celui-ci deux camions pleins de jeunes gens armés étaient arrivés de Budapest "pour aider Székesfehérvar".

En entendant ces mots, je me mis à sourire : il était étonnant de songer que pendant dix ans les journaux, la propagande n’avaient guère excité les gens et que, maintenant, un petit article faisait voler des insurgés armés d’une ville à l’autre. En dépit de ce sourire ces mots m’avaient fait du mal : je souffrais de m’être excité sans raison et aussi de ce que la "Vérité" eut menti. Mais je savais que le journal n’avait pas menti : ceux qui avaient apporté les nouvelles avaient quitté la ville depuis deux jours, à la veille des changements. Il n’y avait pas de contacts téléphoniques, les câbles ayant été noyés. Dans les jours où la situation se transforme à chaque instant, il est bien difficile de faire un journal : les hommes l’écrivent dans la rue.

Enfin nous nous séparâmes, chacun donnant raison à l’autre. Je voulus rencontrer la rédactrice du journal local. Peut-être m’apprendrait-elle quelque chose de nouveau. On me dit son nom : Rozsa Bokor. Ce nom me revint en mémoire, avec tous les souvenirs qui lui étaient attachés, et je voulus d’autant plus la rencontrer.

Les deux gars de la ville m’indiquèrent le chemin et nous la tirâmes de son lit. Il me parut étrange de la retrouver et de discuter avec elle des problèmes de la Révolution, en pleine Révolution. Nous nous étions vus pour la dernière fois à Sztalinvaros. Elle était alors chef de la section culturelle du Conseil Municipal de Sztalinvaros, et moi un jeune écrivain qui voulait voir et apprendre. Cela se passait en 1953. Depuis je n’avais pas eu de ses nouvelles. Oui, il me parut étrange de la retrouver, rédactrice du journal révolutionnaire. Etrange et bon. Elle éprouvait des sentiments pareils, je le sais, car elle parla spontanément. Dans cette petite boîte qu’elle habitait, et où il y avait seulement place pour trois divans étroits comme celui d’où nous l’avions tirée, elle nous dit que tout lui semblait étonnant et qu’elle se sentait une autre femme : elle était devenue enthousiaste, fraîche, heureuse. Et pourtant elle avait cru qu’elle n’était plus capable d’éprouver de pareils sentiments et que tout devait rester toujours gris et lourd comme le plomb. J’étais heureux qu’elle se soit retrouvée, que la Révolution lui ait rendu la foi. Nous nous regardâmes sans mot dire. Puis elle me demanda d’écrire un article sur la situation à Budapest, pour son journal. En particulier sur le fait que les ouvriers continuaient la grève : car des nouvelles leur parvenaient de Pest, selon lesquelles la grève était abandonnée et les gens de Budapest trahissaient la Révolution. Je le fis et j’écrivis aussi qu’à Budapest on avait confiance en Imre Nagy et qu’il devait en être de même à Székesfehérvar.

Je dormis, ou plutôt nous dormîmes - les camarades de Pest qui m’accompagnaient et moi-même - dans un internat de lycéens. Les deux gars nous quittèrent. A la porte nous nous heurtâmes aux "volontaires enthousiastes "qui repartaient pour Pest. Les lycéens m’ont engueulé en apprenant que j’étais de la "Vérité". Ils occupaient le bureau du directeur, pleinement conscients de leurs responsabilités, en tant que détachement de la garde nationale armée. Ils étaient étonnamment résolus, sages, décidés. On ne pouvait leur reprocher qu’une chose : d’agir et de parler avec trop d’enthousiasme. Mais ils ne différaient nullement des "adultes".

Je leur expliquais en détail tout ce qui se rapportait à l’article. Pour refroidir un peu leur patriotisme local je les entraînais à la fenêtre : le calme et le silence régnaient, les magasins étaient tous ouverts, alors qu’à Budapest... Oui, le calme, le quotidien qui émanaient des pavés, des rues de la ville m’étonnèrent : c’était comme si j’étais arrivé dans un autre monde. Comme si je ne respirais plus l’air de la Révolution. Et pourtant c’était bien elle. Mais Székesfehérvar est une ville de province, une ville où ce qui doit arriver s’effectue rapidement, et en ce moment la Révolution se déroulait déjà entre les murs.

Au matin nous nous rendîmes au Conseil Municipal : je voulais rentrer à Budapest et mes deux compagnons avaient l’intention de continuer sur Györ et Paja, afin de convaincre les gens d’avoir confiance en Nagy et de ce que la grève ne servait plus à rien. Car ce jour-là, premier novembre, la neutralité avait été proclamée.

On me fit une place sur un convoi transportant des vivres. Cela fut vite fait, mais aimablement. Et pourtant ces gens avaient beaucoup à faire : ils devaient ravitailler la capitale. Je voyageai au milieu de pains. Le convoi était escorté par un jeune homme et une jeune fille blonde de 24 ou 25 ans, fusil à l’épaule. Ils étaient en route depuis trois jours, pratiquement sans arrêt. Pest avait faim. C’est ainsi que les paysans apportaient leur aide : ils envoyaient sur deux camions 16 veaux, et cela gratuitement. Ces veaux, je regrettais presque qu’ils dussent être abattus, mais les paysans, eux, d’habitude si regardants, ne le regrettaient pas. Oui, cela m’impressionna de voyager sur un tas de pains cuits, la nuit passée, par les boulangers de Sz... Mais j’avais cruellement froid : l’air s’était refroidi et les vents qui déferlaient sur le camion me brûlaient la figure.

Le camion de ravitaillement s’arrêta à Kelenfold (faubourg situé sur la rive droite, au sud). Mais durant ces journées toutes les voitures stoppaient pour prendre des passagers et j’arrivai, tout engourdi, sur la place Boraros, à Pest. Je descendis les grands boulevards : murs écroulés, chars incendiés. La caserne Kilian à moitié couchée sur la chaussée. Et les hommes affluaient dans les rues, sous la pluie froide qui commençait à tomber, mus par la curiosité propre aux habitants de Budapest. Au croisement des Grands Boulevards et de la rue Barros, un homme travaillait sur des planches qui étaient posées sur la grille du balcon du premier étage : il réparait le mur troué par les obus. Je m’arrêtai et le regardai longuement, distraitement. Puis je repartis vers la rédaction, en me disant : eh bien oui, la Révolution a triomphé.