Pierre Sommermeyer
Les enfants de nos cités.

Le pouvoir ne laisse plus d’espace pour négocier, indifférent qu’il est au coût des conséquences de son action. Réfractions novembre 2003



Le feu, analyseur de notre société ? L’insurrection de novembre 2005 est terminée. Plutôt elle est en sommeil. Le jour de l’an est passé avec sa norme habituelle de voitures calcinées. On attendait un retour de flammes, rien ! Personne ne sait si et quand cela recommencera.
Mais que s’est il passé ? Le questionnement sur la dimension de cet épisode agité continue à se poser. Les effets de ces centaines de voitures brûlées continuent à se faire sentir. Etait-ce une irruption sociale, ethnique ou religieuse ou tout simplement un feu de joie ou, comme le disent les surréalistes, un de ces feux de détresse que déclenchent les naufragés ? Et si cela était autre chose, autre chose que de la tôle brûlée ?

Le début de l’année 2005 annonce ce qui va se passer à sa fin. Fin janvier, l’Appel des Indigènes de la République [1] interpelle la société médiatico-politique française avec succès. Il suscite une levée de boucliers dans tous les milieux, y compris parmi les anarchistes. Un mois plus tard un texte de loi passe au Parlement dans une presque clandestinité et peu de monde en parle. Puis arrive novembre et les quartiers en feu. Indépendants dans le temps et dans leur nature ces faits sont en fait reliés les uns aux autres. Ils nous parlent.

Cachée derrière eux quelque chose vient d’apparaître. Une société de la périphérie et une société « intra muros », une société sans Histoire et une société inscrite dans le monde. Cette dernière montre un visage à la fois dur et paniqué, fermé à ce qui lui est étranger. Elle s’est trouvé un porte-parole en la personne du premier de nos flics. Ethniques, vous avez dit ethniques ? Que s’est-il-passé ? La tentation de faire parler les incendiaires, de leur prêter un discours, d’interpréter leurs faits et gestes a fait couler beaucoup d’encre [2]. Pour beaucoup de ceux qui ne veulent voir là qu’une émeute sociale, une émeute du pain, se demander s’il y avait autre chose apparaît scandaleux. Peut-on parler d’une dimension ethnique sans se faire agonir d’injures ? Un ami d’origine juive à qui on demandait : « comment toi qui te dis athée peux-tu te sentir juif ? » nous répondit ceci. « La plupart du temps, je me sens comme un être humain avec des opinions particulières. Je ne me sens pas juif particulièrement. Mais ce sont les regards des autres, leurs paroles qui me font sentir juif. Quand la menace fasciste grandit dans le pays, quand dans une conversation de café la discussion tourne sur les juifs, de la façon qu’on connaît, alors ce sentiment d’appartenir à un groupe ethnico-religieux particulier me saisit. C’est complètement subjectif, totalement irrationnel, mais alors se fait jour à nouveau le sentiment de persécution, la peur de la liquidation. Dans ces cas-là, je me rends compte que la Shoah n’est pas terminée. L’envie de révolte fait place à la nécessité de se protéger. Je laisse tomber le pavé et je prends la valise ». C’est dans une situation similaire que vivent les « jeunes de banlieues », tout ce qu’ils demandent c’est une part du gâteau. Tout ce qu’ils reçoivent, c’est le refus motivé par leur non-intégration. Et quand ils regardent autour d’eux, ils s’aperçoivent bien qu’ils sont majoritairement basanés ou même vraiment noirs. Tout le monde leur rappelle qu’ils sont issus pour une grande partie de la culture musulmane. Que leur identité est là en creux, en négatif. Ils ne sont pas. On a pu, moi le premier, faire la comparaison avec les immigrations précédentes. Les Polonais, les Italiens, les Espagnols comme les Portugais ont souffert avant d’être intégrés relativement bien (si on cherche la proportion de grand patrons dans ce vivier, on doit avoir la même proportion que chez les émigrés plus récents). Mais aucun de ces groupes n’était dans la situation de ceux qu’aujourd’hui nous appelons pudiquement « des immigrés de xème génération ». Parce que ces personnes proviennent toutes soit de populations issues de l’esclavage comme les Antillais, Guyanais, Réunionnais, soit du monde colonial comme les noirs africains, les Maghrébins ou les Comoriens. Et parmi les maghrébins, les Algériens sortent tout droit de notre défaite. Une défaite qui n’a jamais été dite, parce que la guerre n’a jamais été dite non plus. Mais cette guerre a profondément marqué la France dans ses populations ouvrières. Là comme ailleurs, la majorité de ceux qui ont combattu en Algérie étaient de milieux populaires. Ceux qui ont été en Algérie entre 58 et 62 ont entre 63 et 67 ans aujourd’hui. Ils sont revenus avec la rage et la honte au cœur. Ils sont revenus en vaincus. Militairement la guerre était gagnée, politiquement elle était perdue depuis longtemps. Ils avaient donné un ou deux ans de leur jeunesse dans ces combats douteux, pour le moins. Ils sont rentrés avec la haine des colons qui « leur crachaient à la gueule » et le mépris envers les Algériens qui leur tournaient le dos et dont ils avaient peur de façon permanente. Ils ont fondé des familles, ils ont eu des enfants, ils ont transmis consciemment ou pas ce racisme Ce racisme hérité de cette horreur irrigue sans le dire notre vie politique. Dans le déni général qui caractérise notre histoire récente personne ne veut faire référence à ce mal pernicieux, contagieux qui nous touche de si près.
Le départ de l’Algérie, qui ressembla pour beaucoup à une fuite, est toujours présent plus de quarante ans après, à travers les films, les télévisions et les récits. Ce départ en catastrophe prend avec le recul toute son absurdité et apparaît comme la conséquence d’une défaite inattendue alors qu’elle était annoncée depuis longtemps. Ces défaites, l’algérienne comme celle que fut la fin de la colonisation, qui en a été une tout aussi bien même si elle n’a pas été militaire, ont fait apparaître des individus qui refusaient la civilisation que nous, la France éternelle, venions leur apporter.

C’est dans ce contexte que le 16 janvier 2005 a surgi « l’Appel des indigènes ». Curieux texte signé par des milliers de gens et lu par bien peu [3]. Les héritiers politiques du tiers-mondisme, ceux qui dans la deuxième moitié du XX° siècle croyaient que la révolution viendrait des pauvres du tiers monde, déçus, réalisent alors, eux ou leurs enfants, que ces pauvres sont chez nous et qu’ils veulent parler. Alors ils ont signé et leurs médias ont fait écho à leurs signatures. Beaucoup d’autres ont vu dans ce texte un retour de la tendance musulmane incarnée par Tarik Ramadan et se sont attachés à en dénoncer la présence, renonçant à voir de quoi, au fond, on parlait.

Cette proclamation était prémonitoire de ce qui allait se passer quelques jours après, le Parlement français adoptant en catimini un article de loi illustrant a contrario cette proclamation.

La loi de février 2005 [4] incarne cette haine de l’autre, du sauvage, à qui on vient apporter « la » civilisation et qui n’en veut pas et que l’on doit un peu forcer et qui n’est même pas reconnaissant des belles routes, des beaux chemins de fer, et des splendides hôpitaux que nous lui offrons avec nos impôts.

Puis la mort du Pape, le référendum sur l’Europe ont fait rentrer les choses dans le rang. Les grèves ont succédé aux grèves et leurs échecs aussi. Le pouvoir s’est montré encore une fois d’une brutalité rare, envoyant ses hommes de main prendre le contrôle d’un bateau en pleine mer occupé par des grévistes, préfigurant de telles actions contre des usines occupées sans que cela n’émeuve plus que cela les syndicats qui collaient alors à l’opinion publique excédée par les vociférations corses.

Les feux de détresse

Puis advint le 27 octobre 2005. Le nettoyage au Kärcher de la « racaille » de banlieue commence. Mais cette « racaille » se rebiffe et les voitures brûlent. Ce sera la « révolte des banlieues ». Les acteurs de ces barricades de flammes sont de jeunes hommes, parfois même de jeunes adolescents.

Partout, doctement on se demande si les « jeunes » de ces quartiers sont manipulés, organisés en sous main, parce que partout ils fonctionnent de la même façon [5]. Et surtout, ils sont si jeunes ! Quel angélisme ! C’est oublier que ces gamins ne font que répéter ce qu’ils ont vu leurs frères et les frères de leurs frères faire avant eux. Ils ont de l’entraînement. La confrontation avec la police est quotidienne. Le contrôle au faciès fait partie de leur vie de tous les jours.

Ils se sont complètement adaptés au langage de la violence. Mais cette violence, ils la retournent contre eux et leurs voisins. Ils ont un comportement kamikaze. Ce sont leurs voitures qui brûlent, leur environnement qui part en fumée. Les murs de leur ghetto qui se referment sur eux. [6]

Entre 8 000 et 10 000 voitures ont brûlé selon les gazettes et personne ne s’est demandé où elles étaient passées. Pas une télé pour diffuser l’image de champs de voitures calcinées attendant les experts des assurances, personne ne se demandant si cet accès soudain de délire incendiaire avait été une bonne affaire pour les ferrailleurs. Ces voitures ont disparu du paysage urbain en silence. Selon les médias les affrontements auraient été d’une rare violence, la France était à feu et à sang, mais il n’y a pas eu de blessés graves ni de mort dans les rangs de la police pas plus qu’en face. Les forces de l’ordre semblent avoir fait preuve d’un sang-froid impressionnant, à moins que de l’autre côté, pratiquant l’art de la guérilla avec une maestria impressionnante, les insurgés n’aient jamais été au contact direct.

Le calme est revenu. Les problèmes restent. Mais plus rien ne semble être comme avant. Cet accès de rage justifié a éclairé d’un nouveau jour bien des choses. Le refoulé français est arrivé au premier plan.

La décision de remettre d’actualité la loi sur l’état d’urgence a été bien accueillie par la majorité de la population. Elle a bien compris que le conflit algérien n’était pas terminé, qu’il s’était juste déplacé, qu’il était à nos portes. Il était clair que cette loi ne concernait pas les gens tranquilles, pourtant elle était à géométrie variable. Les syndicats comme les partis politiques n’ont eu au mieux qu’une réaction de principe quand ils n’ont pas comme le P.S. approuvé son instauration mais pas sa prolongation. Dans le texte, cette loi est liberticide. Personne n’a reconnu qu’elle remettait en place, par la bande, la justice militaire et le pouvoir de l’armée. [7] Seul, un professeur de droit de Montpellier déclarera que cette loi peut avoir des buts de répression sociale [8]. Jacques Chirac l’a rangée aux oubliettes dès le début de la nouvelle année. Elle n’est pas abrogée, elle n’est pas abolie, juste mise de côté au cas où.

Les feux de détresse [9] allumés dans les banlieues ont relancé un autre débat ou plutôt une autre face du débat, celui de la mémoire qui avait été allumé par l’Appel des Indigènes, relancé par l’absurde article 4 de la loi de février 2005 et enfin actualisé par les banlieues comme bien d’autres choses.

L’école et l’égalité des chances

En brûlant des voitures les sauvageons ont fait éclater encore une fois le mythe de l’égalité des chances du système de formation français. En s’attaquant à des écoles, ils ont fait naître des incertitudes et des questionnements parmi ceux qui étaient les plus attentifs à ce qui se passait. Nous savions depuis longtemps que nous vivions dans un système d’apartheid social de fait en ce qui concerne les écoles, les collèges et les lycées. Chaque établissement de l’enseignement secondaire répond aux besoins de scolarisation d’une population d’élèves donnée située dans une espace géographique précis. C’est ce que l’on appelle la carte scolaire. Certains lycées, à tort ou à raison, bénéficient d’une bonne réputation, c’est-à-dire qu’ils sont un tremplin vers les classes préparatoires aux grandes écoles. [10] Pour accéder à ces lycées, si l’on se trouve hors de leur carte, il suffit de demander une option particulière qui n’est pas assurée par le lycée d’où l’on dépend. Il s’agit souvent d’une langue morte comme le grec ou le latin ou rare comme le chinois ou le russe. Il peut s’agir parfois d’une matière ou d’une filière particulières. Seuls les parents au courant de ces spécificités ont les capacités de les employer. Ces parents appartiennent de fait aux couches moyennes supérieures et supérieures de la société. Il en résulte un accroissement de la différence qualitative entre les établissements dont les premiers bénéficiaires sont les familles des enseignants.
Nous savons aujourd’hui que cet apartheid social indiscutable et d’ailleurs indiscuté recoupe un apartheid ethnique tout aussi réel.

Voilà ce qui ressort d’une enquête publiée un mois avant et à laquelle certains médias offrirent la parole. [11] :

« ...le plus frappant est que la proportion d’élèves issus de l’immigration est bien supérieure dans les établissements scolaires que dans le quartier où se trouvent ces établissements. Le phénomène de ségrégation ethnique et sociale est donc accentué par autre chose que l’existence de quartiers défavorisés [12] »

Les parents immigrés n’ayant pas été formés dans le moule français ne peuvent pas connaître les codes. Ils sont les seuls à croire à l’égalité, l’équité du système éducatif français. Leurs enfants se trouvent alors dans des établissements pauvres et colorés. On cherchait une explication à l’incendie des écoles, en voilà une.

Les banlieues, quel urbanisme ?

De quelque côté que l’on se trouve, on se heurte au même problème. Qui sont ces gens qui encerclent les villes ? D’où viennent-t-ils ? La réponse est pourtant simple et claire. Elle n’a jamais été cachée, nous l’avons juste occultée. Ce sont des enfants, des petits-enfants, de la colonisation, ce sont des enfants, des petits-enfants d’esclaves, l’un n’étant pas forcément indépendant de l’autre. Ils ont le grand tort en venant en France de n’avoir pas laissé chez eux leur pigmentation et leur mémoire. Ils ne font pas partie de ces touristes qui passent de pays en pays et retournent chez eux. Ils n’ont pas « fait la France » comme d’autres le Maroc ou la Thaïlande. Ils ont eu le mauvais goût de venir chercher de quoi manger, parce que la colonisation ne leur avait pas laissé d’autre choix, développant leur pays au seul bénéfice de la puissance colonisatrice. Ils sont les témoins de l’échec d’une colonisation peudo-civilisatrice et cela est impardonnable. Ils illustrent parfaitement le rôle qui leur était assigné là-bas, celui de population de seconde zone.

On les a mis d’abord dans des bidonvilles puis dans les banlieues, mais pas n’importe lesquelles. Construites vite, si ce n’est à la va-vite, au bout des routes des cités ont surgi. Ce que l’on croyait disparu a ressurgi. Les ghettos sont de retour [13]. Comme avant il est tout aussi difficile d’y pénétrer que d’en ressortir. [14] Tout a été fait pour qu’ils soient le domaine des jeunes qui y habitent, et défendu comme tel. Dans une interview [15] Virilio dit que « La première des discriminations, c’est de parler des banlieues comme si elles ne faisaient pas partie de la ville ». Cela a une conséquence concrète, ce qui est de l’autre côté du périphérique n’a de réalité qu’à travers les images qui sont relayées par les médias. Certains, à la vue des voitures brûlées, ont tenté de faire une comparaison avec Mai 68. Virilio répond à ce propos : « en Mai 68, les gens descendaient dans la rue. Les intellectuels allaient dans les usines, des lieux de débats étaient créés un peu partout. Aujourd’hui, on débat chez soi, dans son salon, à propos des mêmes images ! » Les ghettos restent imperméables. Pour leurs habitants comme pour nous se pose la question de l’histoire de cette situation. D’où viennent ces « ghetthoisés » ? Par quels série de processus cette population occupe-t-elle les limites de nos villes ? Quelle est leur histoire ?

La mémoire, mais quelle mémoire ?

Dans leur « Appel » les Indigènes de la République demandent à cette dernière de prendre en compte cette spécificité historique. Ils dénoncent « la gestion coloniale » des cités. Ils déclarent que « la figure de l’« indigène » continue à hanter l’action politique, administrative et judiciaire ; elle innerve et s’imbrique à d’autres logiques d’oppression, de discrimination et d’exploitation sociales ». L’accueil fait à la loi sur les bienfaits de la colonisation comme à celle sur le couvre feu prouve qu’ils n’avaient pas complètement tort.
Les incendies de novembre vont ranimer le débat. A leur lumière les questionnements des historiens sur la validité de la loi sur la colonisation deviennent plus radicaux. S’enfournent derrière les remises en question de la loi Gayssot sur le négationnisme car le refus sur le fond, la colonisation positive, se mélange au refus de la forme, le droit de l’Etat, donc du politique, de dire l’Histoire.

Dans leur appel les Indigènes demandaient qu’en France « L’Etat et la société opèrent un retour critique radical sur leur passé-présent colonial. ». Le pouvoir, tant académique que politique, se trouve pris au piège de ce « travail de mémoire » qu’il nous a tant prêché mais qui curieusement ne s’applique pas aux anciens esclaves ou colonisés. Mais ce travail de mémoire n’a de sens que s’il porte autant sur les avantages que sur les inconvénients de la colonisation. Cette dernière a irrigué de flux financiers importants la société française, comme les autres sociétés euraméricaines. Mais elle a aussi été la source de malheurs et de dépenses pour beaucoup de monde. Qui a calculé le coût de l’esclavage aux Etats-Unis ? Sans esclaves noirs, pas de guerre de Sécession, pas de ségrégation, pas de ghettos noirs. Si l’esclavage et la colonisation ont été en France sources de richesse, ils ont été aussi d’un coût colossal pour la société. Les guerres coloniales ont pesé lourdement sur la société française, particulièrement après la deuxième guerre mondiale.
C’est en ce point que la faiblesse de l’analyse des « Indigènes » apparaît. En présentant la société française comme bénéficiaire de la colonisation et de l’esclavage, ils font l’économie d’une analyse des luttes des classes, des antagonismes présents dans cette société. Ils nous font entrer dans le même manichéisme que les tenants du tiers-mondisme proclamant : la révolution viendra des nouveaux prolétaires que sont les pays du tiers-monde ! En refusant de prendre en compte les classes sociales des pays développés, les luttes de pouvoirs, les révolutions écrasées, ils font l’économie d’une analyse des endroits d’où ils viennent.

Anarchistes, nous savons que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Nous savons aussi qu’il est inutile de réclamer que les pouvoirs écrivent l’histoire des classes laborieuses et de leurs tentatives d’émancipation. Anarchistes, nous n’avons attendu personne pour écrire notre propre histoire. Ce travail de mémoire nous l’avons entrepris dès le début, dès les origines. Pourquoi les Indigènes ne le font-ils pas ? A cette question posée, un Indigène répondra : « Ecrire l’histoire de la résistance au colonialisme, pourquoi pas ? Mais n’est-ce pas la même question posée différemment. Quelles résistances ? Celles des peuples colonisés ? Celles de l’anti-colonialisme dans les métropoles coloniales ? On voit déjà que ce n’est pas la même chose. De quel point de vue ? De celui d’une "histoire commune" ou de celui d’une "communauté d’histoire" ? [16] » Façon de botter en touche, d’éviter d’interroger les contradictions qui existaient de « l’autre côté ». Il n’a pas été possible de conquérir un empire colonial tel que l’Empire français sans laisser-faire ou complicité des pouvoirs locaux d’alors, étant donné l’extrême faiblesse en nombre des corps expéditionnaires. Tout comme pour l’esclavage, où les intérêts des négriers rejoignaient les intérêts de ceux qui raflaient ces malheureux à l’intérieur de l’Afrique.

Rappeler que les tirailleurs africains payèrent un lourd tribut à l’Etat français pendant la première guerre mondiale, sans mentionner que ce fut une guerre impérialiste, qu’elle ne fut possible que du fait de l’échec du mouvement ouvrier et de la trahison de ses chefs, renforce cette tentative de globaliser l’histoire, de faire une histoire des blancs contre les « colorés ». Ils ne sont pas les seuls à faire ce genre d’oubli. Toute la presse, à propos d’un film [17] sorti opportunément pour les fêtes de fin d’année, oubliera le contexte pour célébrer le reste d’humanité présent parmi les futures victimes du massacre. Certains pourront y voir, en plus de l’amnésie historique, l’influence bénéfique de la culture chrétienne dans un monde de violence absolue et aussi une manifestation du communautarisme.

Cet oubli est beaucoup plus grave quand il est le fait d’anarchistes qui, publiant un article [18] à propos de ce film, y voient « une vision lucide, un angle d’attaque orignal pour dénoncer ce conflit » alors que ce n’est que la manifestation d’un refuge frileux dans un symbole religieux, le seul refuge qui reste après ce que d’autres plus lucides déclarent : « Nous avons été les premiers vaincus de la guerre. Juillet 1914 fut le grand écroulement, et avouer notre défaite était alors le vrai courage. La guerre a frappé par la mort, frappé par le reniement. » [19].

Mythe et histoire

Pourtant, une fois tous ces points avancés, il importe de remarquer que la revendication des Indigènes, comme celle des originaires des Dom-Tom ou d’Afrique Noire qui se sont rassemblés [20] pour la même demande, répond à un autre besoin, celui-là fondamental. Il s’agit de la place des immigrés et autres descendants d’esclaves dans l’Histoire de la France et de ce fait dans leur histoire personnelle. Il n’est plus possible de leur dire que leurs ancêtres étaient gaulois, pas plus qu’ils ne sont les héritiers de Napoléon.
Si l’histoire des individus est personnelle à travers leur famille proche, parents, grands-parents, et parfois arrière-grands-parents, elle est aussi collective. Dans cette perspective elle est facilement identifiable pour ceux dont l’histoire familiale est inscrite dans le paysage du pays dans laquelle elle vit, à travers la mémoire collective locale ou nationale.

Pour des exilés et encore plus pour leurs enfants ou petits-enfants cela est plus difficile. Cela dépend de la qualité du lien survivant entre le pays d’origine et l’exilé. C’est de la nature de cette relation entre les parents et le pays d’origine que l’enfant nourrit sa propre histoire. Quand les liens historiques n’arrivent pas à se cristalliser, la souffrance individuelle s’installe.
Pour en sortir l’enfant d’exilé doit construire sa propre histoire. Comme toute histoire elle a besoin de faits fondateurs. Il faut alors trouver un évènement qui a du sens pour aujourd’hui. C’est-à-dire quelque chose qui, par la manière dont elle est advenue, éclaire, explicite, l’aujourd’hui.
Pour les personnes dont les parents viennent d’Algérie la commémoration du « massacre d’octobre 61 à Paris » joue parfaitement ce rôle. Le fait que cela ait été une péripétie de la « guerre d’Algérie » [21] est complètement secondaire. Le fait est que cette manifestation, quoi qu’on puisse en dire, a donné lieu à une sauvagerie et une souffrance qui préfiguraient celles qui sont subies, vécues par celles et ceux qui vivent aujourd’hui dans ce manque. Même si la violence n’est pas similaire, le déni reste.
Cette démarche de se construire une histoire, les anarchistes l’ont empruntée il y a longtemps, et s’y réfèrent de façon permanente. Nous avons nos épopées et nos héros, comme nous avons nos traîtres. Ce passé est indissociable de notre présent. Pour beaucoup d’entre nous cela est devenu notre histoire personnelle. Depuis les débuts du mouvement, le témoin est passé de mains en mains, s’il est parfois tombé à terre, il a été vite ramassé. La transmission de notre histoire n’a jamais cessé mais nous n’avons jamais demandé à quelque pouvoir que ce soit de faire cela à notre place. Par cette filiation, chaque personne du courant peut dire je connais untel qui a connu untel et ainsi de suite remonter jusqu’aux origines, jusqu’aux pères fondateurs.

Pour conclure

Si nous ne sommes pas les héritiers du colonialisme et de l’esclavagisme, nous ne pouvons pas refuser à ceux qui en sont issus non seulement d’y faire référence, pas plus que de reconnaître qu’ils continuent à en souffrir. Nous vivons dans une société qui n’ignore pas, elle, d’où viennent ces « étrangers » et elle veut qu’ils restent à leur place. Cette société a longtemps exprimé son refus à travers les paroles et les actes du leader du Front National. Aujourd’hui elle a trouvé en la personne du patron de l’U.M.P. une possibilité d’exprimer un racisme et un autoritarisme dépourvus, apparemment, de relents fascistoïdes. Elle a accepté sans problème l’état d’urgence, elle ne trouve pas incongrue l’idée que la colonisation [22] fut un bienfait, elle adhère aux idées d’un homme qui réclame l’ordre et la justice sociale, la justice sociale dans l’ordre. Dans l’interview que ce nouveau Napoléon le petit a accordé à un journal du matin [23], il se présente comme un ministre social, favorable à « une immigration positive », qui a fait « voter la suppression de la double peine » etc. Face aux jeunes qui « ont deux aspirations : trouver un travail et réussir leur vie ». Il promet de « porter une énergie nouvelle au service de ce changement ». Il promet aux « Français de droite comme de gauche » que « les valeurs du travail, du respect, de l’autorité, de la justice et de l’humanité » seront avec lui mises en avant.

Les voitures brûlées des banlieues ont fait apparaître en plein jour une société inquiète, frileuse, nostalgique d’une grandeur passée. Elle a un chef, un homme à poigne, ouvert, selon lui, au progrès social mais dans l’ordre. Le populisme de droite est arrivé.