René Furth
La dispersion
La question anarchiste 1

L’anarchisme est un obstacle permanent pour l’anarchiste.

Il disperse plus qu’il ne réunit. Il gaspille les énergies au lieu de les concentrer. Il dilapide l’acquis quand il faudrait le mobiliser pour des acquisitions nouvelles. Les jugements sommaires et les vestiges de vieilles vulgarisations remplacent les méthodes d’analyse et les connaissances précises qui font défaut.

Au lieu de consacrer l’essentiel de nos efforts à la lutte contre le capitalisme et le pouvoir, nous nous épuisons à rafistoler et à maintenir à bout de bras nos faibles moyens : groupes, presse, réseaux de communication. C’est à grand-peine que nous trouvons à nous appuyer sur une base quelconque. Les groupes et les organisations ne cessent d’éclater ; ceux qui prennent la relève se coulent bien malgré eux dans les ornières tracées par les prédécesseurs. À moins de tout refuser, et de s’agiter pendant quelque temps à tort et à travers.

La plupart des publications sont aussi éphémères que confidentielles. Leur fond théorique — quand il y a quelque chose qui ressemble à un fond théorique — reste instable et hétéroclite. Dans le meilleur des cas, on repose avec honnêteté les vieilles questions : celles qu’on avaient oubliées par peur des remises en cause. Ou alors on infiltre dans le petit monde anarchiste quelques éléments de recherches et d’analyses qui se font ailleurs ; ce qui d’ailleurs est utile, et encore trop rare.

Partir ou repartir ?

Ce manque complet de cohésion et de continuité amoindrit la force d’attraction du mouvement anarchiste au point qu’il ne peut retenir qu’une minorité de la minorité qui traverse sa zone d’influence. L’insuffisance numérique contribue à son tour au manque de durée des initiatives, à la pauvreté des apports, à la résorption des échanges.

Cette pénurie ne concerne pas seulement le milieu « spécifique », c’est-à-dire les groupes et formations qui se proclament libertaires. Ceux qui situent leur pratique dans une optique libertaire sans pour autant se rattacher au milieu — justement parce qu’ils constatent ses insuffisances et parce qu’ils se méfient de la confusion qui entache l’anarchisme —auraient tout à gagner à l’existence d’un mouvement vivant : information, réflexion théorique, variété des expériences, contacts stimulants (même dans la polémique).

Reste à savoir s’il faut s’en tenir à ce constat de carence. Beaucoup l’ont fait et sont partis vers des tendances révolutionnaires qui leur proposaient plus de moyens, une théorie cohérente et un climat intellectuel plus excitant. D’autres s’accrochent, indifférents à la confusion et à l’éparpillement, parce que seule les intéresse la radicalité d’actions ponctuelles ou l’ébauche d’un style de vie. Ne parlons pas de ceux qui se décrètent les propriétaires d’une « anarchie inaliénable », anarchistes de droit divin et gardiens de l’orthodoxie, appliqués avant tout à traquer les déviations qui ne sont pas prévues au catalogue de leur bric-à-brac idéologique. Laissons ces brocanteurs faire la loi dans leur boutique, les innocents qui s’y égarent encore s’attardent de moins en moins.

Si l’on veut en finir avec cette situation critique, la question se pose : l’anarchisme est-il par nature condamné au morcellement, aux irruptions sans avenir, aux idéologies vagues ? Sinon, peut-il trouver en lui-même les principes unifiants qui lui donneraient sa force de conviction et d’intervention ?

Ce qui est grave, c’est que ces questions soient si rarement posées, sinon par ceux qui y répondent en se détachant de l’anarchisme. Elles travaillent au moins de manière implicite dans les tentatives faites par certains groupes pour sortir du brouillard. L’inertie du milieu freine ces tentatives et limite leur durée ; elles n’en constituent pas moins une première donnée positive, sans laquelle il ne vaudrait guère la peine de se débattre avec une telle interrogation.

L’absence de formes

À première vue, ce qui caractérise l’anarchisme et son manque de continuité, c’est l’absence de formes. À tous les niveaux, nous rencontrons l’informe.

Sa manifestation la plus apparente, c’est l’inévitable retour — toujours dans les mêmes termes — du problème de l’organisation : absence de formes dans les relations entre les individus, entre les groupes. La proclamation de l’informel n’est qu’une résignation à l’informe. On peut concevoir effectivement que des relations spontanées valent mieux que le coinçage dans un groupement fermé, braqué contre tous les autres et usé par ses conflits internes. J’admets aussi que rien n’est plus illusoire que le formalisme qui consiste à tracer de puissants schémas d’organisation en attendant que les masses s’y engouffrent, ou le formalisme qui épuise des gens pour le maintien et l’entretien d’une petite machinerie qui ne trouve pas à s’employer dans la vie concrète. Mais l’informel ne peut pas être une solution, dans la mesure précisément où le caractère passager et fluctuant de ce type de relations ne permet pas la conservation et le renouvellement de l’acquis.

Le problème de l’organisation, en fait, est secondaire. Il est de l’ordre des conséquences, et non pas des causes. Aucun accord réel n’est possible tant qu’on se borne à mettre en commun des refus, de vagues formulations, des slogans. Au moindre débat de fond, la façade unitaire se fissure. Il peut difficilement en être autrement : comment, en l’absence de bases clairement définies, savoir à quoi l’on s’engage ? L’accord sur un point particulier ne compense nullement l’indécision et les contradictions sur quantité d’autres questions qui restent dans l’ombre parce qu’aucun effort n’est fait pour dégager une vue d’ensemble. Il nous est impossible de proposer au nouveau venu une vision globale à laquelle il puisse se confronter.

C’est sur ce plan que la dispersion et la déperdition atteignent leur point culminant.

L’habitude est prise — depuis longtemps — de découper l’anarchisme en petits tronçons bien séparés, dont chacun porte la marque de quelques vulgarisateurs. Le lien avec les œuvres originelles ou les mouvements sociaux qui fournissent le « label » est le plus souvent coupé. Les « individualistes » ignorent Stirner comme les « communistes libertaires » ignorent Bakounine ou Kropotkine. Quelle importance ? Les pères fondateurs (Stirner l’est malgré lui…) tendaient à une vue générale des problèmes, à une connexion avec les connaissances et les idées de leur temps. Ils se révèlent souvent plus modernes que leurs suiveurs.

Encore une critique purement interne et dépassée ? Il est vrai qu’une nouvelle génération de libertaires parvient mieux à éviter les clivages arbitraires, en ne séparant plus la révolution sociale de la subversion de la vie quotidienne. Mais elle pousse encore plus loin la négligence et même le refus pur et simple dès qu’il s’agit de donner une expression cohérente à ses raisons d’agir et à sa pratique.

Même des groupes soucieux de traduire leur expérience en une formulation plus rigoureuse, pour élargir la discussion et permettre une réflexion sur leur parcours, évitent difficilement la coupure. D’abord parce qu’ils tiennent à garder leur distance par rapport au milieu anarchiste, et d’un autre côté parce que la conscience de mener une tentative originale et actuelle les dispense à bon compte de chercher dans le passé du mouvement libertaire les précédents ou les arguments qui pourraient étayer leur recherche. Ils restent ainsi dans une activité très compartimentée qui les empêche de saisir l’ensemble des liens, théoriques et pratiques, qui rattachent leur entreprise au projet global de la révolution anarchiste.


Fragments d’anarchie

Un autre morcellement vient encore affaiblir notre capacité d’expression : les idées circulent très mal par-delà les frontières. Peu de traductions sont faites, et les Français, pour prendre un exemple, ignorent à peu près tout des livres anarchistes publiés en Allemagne, en Angleterre ou en Italie.

On peut se demander si la dispersion tient seulement à des conditions passagères ou si elle est indissociable du mouvement anarchiste. Un coup d’œil rétrospectif ne laisse aucun doute ; la multiplicité des tendances et des sous-tendances est chronique. Mais c’est là encore un symptôme plus qu’une cause. La fragmentation ne provient pas seulement de la déperdition, c’est-à-dire du fait que des œuvres essentielles, on ne retient que tel ou tel élément détaché de l’ensemble qui lui donnait sa vraie signification. Les œuvres « inaugurales » sont elles-mêmes fragmentées. Même à son plus haut niveau, la pensée libertaire reste fragmentaire.

L’anarchie, chez Proudhon, sous-tend bien plus nettement certains livres (ceux de la période 1848-1852) que d’autres ; elle s’estompe par périodes, reste mêlée à des scories réactionnaires. Ses activités multiples, les urgences du quotidien détournent Proudhon d’ordonner et de clarifier ses concepts, ce qui laisse souvent croire à des contradictions là où il n’y a qu’imprécision. Eltzbacher lui reproche à juste raison son langage irrégulier et changeant. (Mais il est vrai aussi qu’une théorie ne crée pas immédiatement son champ intellectuel propre, et nous n’avons fait aucun effort pour relire Proudhon.)

Que dire de Bakounine : son œuvre est faite surtout de livres inachevés, de lettres démesurées. Stirner lui-même, le plus purement « théoricien » des anarchistes, est l’homme d’un seul livre, composé de fragments : commentaires de lectures, polémiques, retranscription encore frémissante d’interminables discussions de taverne. Rien de plus caractéristique que le titre du livre de Tucker : « À la place d’un livre. Par un homme trop occupé pour en écrire un. Exposé fragmentaire de l’anarchisme philosophique ».

Plus généralement, on peut dire que l’anarchisme apparaît par fragments seulement dans la vie d’un anarchiste. Ce n’est pas qu’une question de « crise de jeunesse ». Les conditions d’existence sont telles, et les pressions mentales, et l’emprise des mécanismes montés par l’éducation, que l’anarchie se dégage mal des réflexes autoritaires, de l’intolérance, de la peur de la liberté. Il en va de même pour les événements : les révolutions sont anarchistes en leurs débuts…

La fragmentation est liée plus intimement encore à la nature d’un courant qui attache plus d’importance à la vie qu’à la pensée, et qui a toujours fait une large part à la passion, à l’intuition, à l’élan instinctif. « La science n’a affaire qu’avec des ombres, dit Bakounine. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit. » La phrase pourrait être de Stirner…

Les mots de la tribu

Tout nous conduit à l’éclatement. D’où viendrait l’énergie unifiante susceptible d’agglomérer les fragments, de résister à la dispersion ? Il nous manque la base élémentaire d’une cohésion possible : un langage commun. Nous n’avons pas de langage. Voilà pourquoi nous en sommes réduits à parler encore et toujours de l’anarchisme, au lieu de parler en anarchistes du monde d’aujourd’hui et de la vie que nous y menons. Parler en anarchiste, parler anarchiste, ne va pas de soi. Nous employons pêle-mêle les mots des autres, avec tous les malentendus que cela entraîne, ou les mots usés, inertes, qui traînent depuis des générations de brochure en causerie et de causerie en « brûlot »…

Résultat : nous avons toutes les peines du monde à nous faire comprendre. Même à nous faire entendre ; ces balbutiements deviennent proprement inaudibles. C’est à ce niveau que la nécessité d’une théorisation se fait sentir quotidiennement. Une théorie, c’est d’abord un langage bien fait. Des notions clairement définies entre lesquelles on peut établir des rapports logiques.

Il ne s’agit pas d’un jeu formel. Mettre au point des concepts clairs implique — et appelle — une clarification des idées, des méthodes d’analyse. Cela exige aussi de notre part la confrontation de différentes expressions de l’anarchisme pour retrouver des formes communes, constantes. Enfin et surtout, cet effort de décantation demande un travail de révision critique et de remise à jour, puisque le but n’est pas d’établir un catalogue mais d’élaborer un langage capable d’appréhender (à des fins de connaissance, de communication et d’action) la réalité présente.

Il est tentant, évidemment, d’utiliser tout simplement les catégories et les notions produites par des systèmes mieux assimilés par ceux à qui nous voulons nous adresser (en particulier le marxisme). Et, de toute façon, il est impossible d’éviter l’usage d’un vocabulaire marxiste (ou psychanalytique) largement diffusé par les sciences humaines. C’est là cependant une nouvelle source de confusion. Ce vocabulaire renvoie à des constructions théoriques dont la cohésion est forte et dont l’empreinte peut dévier nos idées, fausser leur sens, oblitérer leur originalité. Employer sans autre examen les mots des autres, c’est nous enfermer dans leur idéologie. D’où la nécessité d’examiner ce qui peut sans parasitage s’intégrer dans nos coordonnées… et de vérifier si notre outillage intellectuel résiste à la confrontation.
Quel que soit le domaine envisagé, le dépassement de l’atomisation exige une refonte radicale de notre manière de voir et de nos habitudes. Sous le discontinu, il nous faudra chercher le continu ; sous le désordre, les formes qui donnent cohésion et signification à l’ensemble. Plus généralement, nous devrons arriver à saisir l’anarchisme comme une réalité globale qui se refuse aux définitions partielles et arbitraires dans la mesure où nous pouvons repérer et décrire ses manifestations concrètes dans l’histoire et dans la vie des hommes.
Un retour aux sources

Même si cette proposition paraît aberrante aux traditionalistes comme aux spontanéistes, il s’agit de prendre pleinement conscience de ce qu’est l’anarchisme, conscience du phénomène anarchiste comme mouvement historique, comme courant de pensée, comme constante de l’effervescence sociale et de l’émancipation personnelle.

Cette refonte implique un retour aux sources qui permettra, pour ainsi dire, de retrouver l’anarchisme à l’état naissant, non seulement dans les événements et les œuvres du passé, mais dans les actions, les comportements et les écrits qui, aujourd’hui, lui donnent une expression nouvelle.

Éclairer les liens, le plus souvent implicites, qui existent entre les fragments, leur raison d’être commune. Par restructurations progressives, dégager les liaisons entre des ensembles de plus en plus vastes. Et ce n’est encore qu’un préalable, qui ne peut suffire à fondre effectivement dans la pratique, dans la conscience spontanée, les parcelles d’anarchie qui nous sont accessibles. Il est utile de saisir ce qu’il y a de commun entre une grève sauvage, une expérience communautaire, une insurrection passée, une page de Proudhon, une analyse nouvelle. Mais la dispersion ne cessera que lorsqu’un courant de vie connectera spontanément ces réalités éclatées pour établir entre elles un champ de force susceptible de produire les impulsions et des idées neuves.

En d’autres termes : nous aurons une chance réelle de surmonter la dispersion quand nous aurons rétabli dans le milieu anarchiste une vie culturelle active.