Marx, théoricien de l’anarchisme

Maximilien Rubel

In ’Marx, critique du Marxisme’, Petite Bibliothèque Payot/Critique de la politique, 1974.
Origine numérique La Bibliothèque Libertaire

Desservi par des disciples qui n’ont réussi ni à dresser le bilan et les limites de sa théorie, ni à en définir les normes et le champ d’application, Marx a fini par prendre figure de géant mythologique, symbole de l’omniscience et de la toute-puissance de l’homo faber forgeron de son destin.

L’histoire de l’École reste à écrire, mais on en connaît au moins la genèse : codification d’une pensée mal connue et mal interprétée, le marxisme est né et s’est développé alors que l’œuvre de Marx n’était pas encore accessible dans son intégralité et que d’importantes parties en étaient restées inédites. Ainsi le triomphe du marxisme comme doctrine d’État et idéologie de parti a précédé de quelques décennies la divulgation des écrits où Marx a exposé le plus clairement et le plus complètement les fondements scientifiques et les intentions éthiques de sa théorie sociale. Que des bouleversements profonds se soient produits sous l’invocation d’une pensée dont les principes majeurs sont restés ignorés des protagonistes du drame historique suffirait déjà à montrer que le marxisme est le plus grand, sinon le plus tragique, malentendu de ce siècle. Mais on peut mesurer du même coup la portée de la thèse soutenue par Marx selon laquelle ce ne sont ni les idées révolutionnaires ni les principes moraux qui provoquent la mutation des sociétés et les transformations sociales, mais des forces humaines et matérielles ; idées et idéologies ne servent le plus souvent qu’à travestir les intérêts de la classe au profit de laquelle les bouleversements se sont réalisés. Le marxisme politique ne peut à la fois se réclamer de la science de Marx et se soustraire à l’analyse critique dont elle a fait son arme pour démasquer les idéologies de puissance et d’exploitation.

Idéologie dominante d’une classe de maîtres, le marxisme a réussi à vider les concepts de socialisme et de communisme, tels que Marx et ses précurseurs les entendaient, de leur contenu originel, en lui substituant l’image d’une réalité qui en est la totale négation. Bien qu’étroitement lié aux deux autres, un troisième concept semble pourtant avoir échappé à ce destin mystificateur : l’anarchisme. Or, si l’on sait que Marx a eu peu de sympathie pour certains anarchistes, on ignore généralement qu’il n’en a pas moins partagé l’idéal et l’objectif : la disparition de l’État. Il convient donc de rappeler qu’en épousant la cause de l’émancipation ouvrière, Marx s’est d’emblée situé dans la tradition de l’anarchisme plutôt que dans celle du socialisme ou du communisme. Et lorsqu’il a finalement choisi de se dire communiste, cette appellation ne désignait pas à ses yeux un des courants, alors existants, du communisme, mais un mouvement de pensée et un mode d’action qu’il restait à fonder en rassemblant tous les éléments révolutionnaires hérités des doctrines existantes et des expériences de lutte du passé.

Dans les réflexions ci-après, nous tenterons de montrer que, sous le vocable de communisme, Marx a développé une théorie de l’anarchie ; mieux, qu’il fut, en réalité, le premier à jeter les bases rationnelles de l’utopie anarchiste et à en définir un projet de réalisation. Vu les dimensions limitées du présent essai, nous ne présenterons ces thèses qu’à titre de thèmes de discussion. Le recours à la preuve littérale au moyen de citations sera donc réduit à un minimum, mais ce sera pour mieux faire ressortir l’argument central : Marx, théoricien de l’anarchisme.

I

Lorqu’en février 1845, à la veille de son départ pour l’exil bruxellois, Marx signa à Paris un contrat avec un éditeur allemand, il s’engageait à fournir en quelques mois un ouvrage en deux volumes ayant pour titre Critique de la politique et de l’économie politique, sans se douter alors qu’il s’était imposé une tâche qui remplirait toute sa vie et dont il ne pourra exécuter d’ailleurs qu’un grand fragment.

Le choix du sujet n’avait rien de fortuit. Ayant perdu tout espoir d’une carrière universitaire, Marx avait transposé dans le journalisme politique les résultats de ses études de philosophie. Ses articles dans la Rheinische Zeitung de Cologne mènent le combat pour la liberté de la presse en Prusse, au nom d’une liberté qu’il conçoit comme l’essence de l’homme et la parure de la nature humaine ; mais aussi d’un État compris comme réalisation de la liberté rationnelle, comme « le grand organisme où les libertés juridique, morale et politique doivent trouver leur réalisation et où le citoyen individuel, en obéissant aux lois de l’État, ne fait qu’obéir aux lois naturelles de sa propre raison, de la raison humaine » (Rh. Z., 10-7-1842). Mais la censure prussienne eut tôt fait de réduire au silence le philosophe journaliste, qui ne tardera pas à s’interroger, dans la solitude d’une retraite studieuse, sur la vraie nature de l’État et sur la validité rationnelle et éthique de la philosophie politique de Hegel. Nous connaissons le fruit de cette méditation enrichie par l’étude de l’histoire des révolutions bourgeoises en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis d’Amérique ; ce sera, outre un travail inachevé et inédit, la Critique de la philosophie hégélienne de l’État (1843), deux essais polémiques : Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit et À propos de la question juive (Paris, 1844). Ces deux écrits constituent à vrai dire un seul manifeste où Marx désigne une fois pour toutes et condamne sans restriction les deux institutions sociales qu’il voit à l’origine des maux et des tares dont la société moderne pâtit et dont elle pâtira aussi longtemps qu’une nouvelle révolution sociale ne viendra les abolir : l’État et l’Argent. Simultanément, Marx exalte la puissance qui, après avoir été la principale victime de ces deux institutions, mettra fin à leur règne comme à toute autre forme de domination de classe, politique ou économique : le prolétariat moderne. L’auto-émancipation de ce prolétariat, c’est l’émancipation universelle de l’homme, c’est après la perte totale de l’homme, la conquête totale de l’homme.

La négation de l’État et de l’Argent, tout comme l’affirmation du prolétariat en tant que classe libératrice, sont, dans le développement intellectuel de Marx, antérieures à ses études d’économie politique ; elles précèdent également sa découverte du « fil conducteur » qui le guidera dans ses recherches historiques ultérieures, à savoir la conception matérialiste de l’histoire. La rupture avec la philosophie juridique et politique de Hegel d’une part, et l’étude critique de l’histoire des révolutions bourgeoises d’autre part, lui ont permis de fixer définitivement les postulats éthiques de sa future théorie sociale dont la critique de l’économie politique lui fournira les assises scientifiques. Ayant saisi le rôle révolutionnaire de la démocratie et du pouvoir législatif dans la genèse de l’État bourgeois et de son pouvoir gouvernemental, Marx a mis à profit les analyses éclairantes d’un Alexis de Tocqueville et d’un Thomas Hamilton, l’un et l’autre observateurs perspicaces des virtualités révolutionnaires de la démocratie américaine, pour jeter les fondements rationnels d’une utopie anarchiste en tant que finalité consciente du mouvement révolutionnaire de la classe que son maître Saint-Simon avait appelée « la plus nombreuse et la plus pauvre ». La critique de l’État l’ayant conduit à envisager la possibilité d’une société libérée de toute autorité politique, il lui fallait désormais entreprendre la critique du système économique qui assurait les bases matérielles de l’État. Quant à la négation éthique de l’argent, elle impliquait également l’analyse de l’économie politique, science de l’enrichissement des uns et de la misère des autres. Plus tard, il qualifiera la recherche qu’il allait commencer d’« anatomie de la société bourgeoise » et c’est en se livrant à ce travail d’anatomiste sociologue qu’il forgera son instrument méthodologique ; puis la redécouverte de la dialectique hégélienne l’aidera à établir le plan de l’« Économie » en ses six « rubriques » ou « Livres » : Capital, Propriété foncière, Travail salarié ; État, Commerce extérieur, Marché mondial (cf. avant-propos de la Critique de l’économie politique, 1859). En fait, cette double « triade » des thèmes de recherches correspond aux deux problèmes qu’il se proposait de traiter quatorze ans auparavant dans l’ouvrage contenant la double critique de l’économie et de la politique. Marx a commencé son œuvre par l’analyse critique du mode de production capitaliste, mais il espérait vivre et travailler assez longtemps non seulement pour mener à bien, mais aussi pour entamer, une fois réalisée la première triade de rubriques, la seconde triade que devait inaugurer le Livre sur l’État. La théorie de l’anarchisme aurait ainsi trouvé en Marx son premier promoteur reconnu, sans qu’il soit besoin d’en apporter la preuve indirecte. Le malentendu du siècle qu’est le marxisme, idéologie d’État, est né de cette lacune ; c’est elle qui a permis aux maîtres d’un appareil d’État baptisé socialiste de ranger Marx parmi les adeptes d’un socialisme ou d’un communisme d’État, voire d’un socialisme « autoritaire ».

Certes, comme tout enseignement révolutionnaire, celui de Marx n’est pas exempt d’ambiguïtés. C’est en les exploitant avec habileté et en invoquant certaines attitudes personnelles du maître que des disciples peu scrupuleux ont réussi à mettre son œuvre au service de doctrines et d’actions qui en représentent la totale négation, tant par sa vérité fondamentale que par sa finalité ouvertement proclamée. A une époque où tout - théories et valeurs, systèmes et projets - se voit remis en question par plusieurs décennies de régression dans l’ordre des relations humaines, il importe de recueillir l’héritage spirituel d’un auteur qui, conscient des limites de sa recherche, a fait des postulats de l’auto-éducation critique et de l’auto-émancipation révolutionnaire le principe permanent du mouvement ouvrier. Ce n’est pas à une postérité chargée d’écrasantes responsabilités de juger un disparu qui ne peut plus plaider sa propre cause ; en revanche, il nous incombe d’assumer un enseignement tout tourné vers un avenir qui est certes devenu notre présent catastrophique, mais qui, pour sa meilleure part, reste encore à créer.

II

Redisons-le : le « Livre » sur l’État prévu dans le plan de l’Économie, mais resté non écrit, ne pouvait contenir que la théorie de la société libérée de l’État, la société anarchiste. Sans être directement destinés à cet ouvrage, les matériaux et travaux préparés ou publiés par Marx au cours de son activité littéraire permettent à la fois d’avancer cette hypothèse concernant la substance de l’ouvrage projeté et d’en déterminer la structure générale. Si la première triade de rubriques se confondait avec la critique de l’économie politique, la seconde triade devait, pour l’essentiel, exposer la critique de la politique. Faisant suite à la critique du capital, la critique de l’État devait établir le déterminisme de l’évolution politique de la société moderne, tout comme le propos du Capital (suivi des Livres sur la « Propriété foncière » et le « Travail salarié ») était de « révéler la loi économique du mouvement de la société moderne » (cf. préface du Capital, 1867). Et de même que l’on trouve dans les écrits, publiés et inédits, antérieurs à la Critique de l’économie politique (1869), les principes et les postulats dont Marx s’est inspiré pour fonder les thèses et les normes qui l’auraient guidé pour développer la critique du capital, de même on peut y dégager les thèses et les normes qui l’auraient guidé pour développer la critique de l’État. Toutefois, il serait faux de supposer que la pensée de Marx sur la politique était alors définitivement fixée, n’autorisant aucune modification dans le détail, ou fermée à tout enrichissement théorique. Bien au contraire, si le problème de l’État n’a jamais cessé de le hanter, ce n’est pas seulement parce qu’il lui a fallu tenir l’engagement moral de terminer son œuvre maîtresse ; c’est surtout parce que sa participation à l’Internationale ouvrière depuis septembre 1864, ses affrontements polémiques au sein de cet organisme et les événements politiques, particulièrement la rivalité hégémonique entre la France et la Prusse d’une part, la Russie et l’Autriche d’autre part, l’ont constamment tenu en haleine. L’Europe des traités de Vienne n’était alors plus qu’une fiction, alors que deux grands phénomènes sociaux avaient fait leur apparition sur la scène historique : les mouvements de libération nationale et le mouvement ouvrier. Difficiles à concilier d’un point de vue purement conceptuel, le combat des nations et la lutte de classes devaient poser à Marx et Engels des problèmes de décision théorique dont la solution ne pouvait manquer de les mettre en contradiction avec leurs propres principes révolutionnaires. Engels s’était fait une spécialité de différencier les peuples et les nations selon qu’ils pouvaient ou ne pouvaient pas revendiquer à ses yeux le droit historique à l’existence nationale. Leur sens des réalités historiques empêchait les deux amis de suivre Proudhon dans la voie d’un fédéralisme qui, dans la situation de l’époque, devait leur paraître à la fois une pure abstraction et une utopie impure ; mais le risque était grand de tomber dans un nationalisme peu compatible avec l’universalisme supposé du prolétariat moderne.

Si, par ses aspirations fédéralistes, Proudhon semble être plus proche que Marx d’une position anarchiste, le tableau se nuance lorsqu’on considère sa conception globale des réformes devant mener à l’abolition du capital et de l’État. L’éloge presque hyperbolique dont Proudhon est l’objet dans La Sainte Famille (1845) ne doit pas nous tromper ; dès ce moment la divergence théorique entre les deux penseurs était profonde, cet éloge n’étant concédé au socialiste français qu’avec une réserve d’une immense portée : la critique proudhonienne de la propriété est immanente au système économique bourgeois ; pour valable qu’elle soit, elle ne remet pas en question fondamentalement les rapports sociaux de production du système critiqué. Bien au contraire, dans la doctrine proudhonienne, les catégories économiques, expressions théoriques des institutions du captal, sont toutes conservées de manière systématique. Le mérite de Proudhon est d’avoir dévoilé les contradictions inhérentes à la science économique et d’avoir démontré l’immoralité de la morale et du droit bourgeois ; sa faiblesse, c’est d’avoir accepté les catégories et les institutions de l’économie capitaliste et d’avoir respecté, dans son programme de remèdes et de réformes, tous les instruments de domination de la classe bourgeoise et de son pouvoir politique : salaire, crédit, banque, échange, prix, valeur, profit, intérêt, impôt, concurrence, monopole. Ayant su appliquer la dialectique de la négation dans l’analyse de l’évolution du droit et des systèmes juridiques, il s’est arrêté à mi-chemin, en s’abstenant d’étendre sa méthode critique de la négation à l’économie capitaliste. Proudhon a rendu cette critique possible, mais c’est Marx qui fondera cette nouvelle méthode critique et tentera d’en faire un instrument de combat dans la lutte du travail contre le capital et son État.

Proudhon s’est fait le critique de l’économie et du droit bourgeois au nom de la morale bourgeoise ; Marx se fera le critique du mode de production capitaliste au nom de l’éthique prolétarienne, dont les critères de jugement sont empruntés à une tout autre vision de la société humaine. Il suffit pour cela de poursuivre dans toute sa rigueur logique et jusqu’à ses dernières conséquences le principe proudhonien - ou mieux, hégélien - de la négation ; la Justice dont Proudhon rêve ne sera réalisée que par la négation de la justice, tout comme la philosophie ne pourra être réalisée que par la négation de la philosophie, c’est-à-dire par une révolution sociale qui permettra enfin à l’humanité de devenir sociale et à la société de devenir humaine. Ce sera la fin de la préhistoire de l’humanité et le commencement de la vie individuelle, l’apparition de l’homme pleinement épanoui, aux facultés universelles, la venue de l’homme total. A la morale réaliste de Proudhon, cherchant à sauver le « bon côté » des institutions bourgeoises, Marx oppose l’éthique d’une utopie dont les exigences sont à la mesure des possibilités offertes par une science et une technique suffisamment développées pour subvenir aux besoins de l’espèce. A un anarchisme tout aussi respectueux de la pluralité des classes et des catégories sociales que favorable à la division du travail et hostile à l’associationnisme prôné par les utopistes, Marx oppose un anarchisme négateur des classes sociales et de la division du travail, un communisme qui reprend à son compte tout ce qui, dans le communisme utopique, pourrait être réalisé par un prolétariat conscient de son rôle émancipateur et maître des forces productives. Et pourtant, en dépit de ces voies divergentes - en particulier, comme nous le verrons, d’une appréciation différente des moyens politiques - les deux types d’anarchisme se réclament d’une finalité commune, celle que le Manifeste communiste a définie en ces termes :

« L’ancienne société bourgeoise avec ses classes et ses antagonismes de classes fait place à une association où le libre développement de chacun est la condition du libre épanouissement de chacun. »

III

Marx s’est refusé à inventer des recettes pour les marmites de l’avenir, mais il a fait mieux que cela - ou pis ; il a voulu démontrer qu’une nécessité historique, telle une fatalité aveugle - entraînait l’humanité vers une situation de crise où il lui faudrait affronter un dilemme décisif : être anéantie par ses propres inventions techniques ou survivre grâce à un sursaut de conscience la rendant capable de rompre avec toutes les formes d’aliénation et d’asservissement qui ont marqué les phases de son histoire. Seul ce dilemme est fatal, le choix de l’issue étant laissé à la classe sociale qui a toutes les raisons de refuser l’ordre existant et pour réaliser un mode d’existence profondément différent de l’ancien. Virtuellement, le prolétariat moderne est la force matérielle et morale apte à assumer cette tâche salvatrice de portée universelle. Toutefois, cette force virtuelle ne pourra devenir réelle que lorsque le temps de la bourgeoisie sera accompli, car elle aussi remplit une mission historique ; si elle n’en est pas toujours consciente, ses idéologues se chargent de lui rappeler son rôle civilisateur. En créant le monde à son image, la bourgeoisie des pays industriellement développés embourgeoise et prolétarise les sociétés qui tombent progressivement sous son emprise politique et économique. Vus sous l’angle des intérêts prolétariens, ses instruments de conquête, le capital et l’État, sont autant de moyens d’asservissement et d’oppression. Lorsque les rapports de production capitalistes et partant les États capitalistes seront effectivement établis à l’échelle mondiale, les contradictions internes du marché mondial révéleront les limites de l’accumulation capitaliste et provoqueront cet état de crise permanente qui mettra en péril les assises mêmes des sociétés asservies et menacera jusqu’à la survie pure et simple de l’espèce humaine. L’heure de la révolution prolétarienne sonnera sur toute la terre...

Une extrapolation à peine audacieuse nous a suffi pour tirer l’ultime conséquence de la méthode dialectique employée par Marx en vue de révéler la loi économique du mouvement de la société moderne. Nous pourrions étayer cet aperçu abstrait par des références textuelles en partant des remarques méthodologiques que l’on peut glaner dans maints écrits de Marx datant de diverses époques. Il n’en est pas moins vrai que l’hypothèse la plus fréquente que Marx nous offre dans ses travaux politiques est celle de la révolution prolétarienne dans les pays ayant connu une longue période de civilisation bourgeoise et d’économie capitaliste ; elle doit marquer le début d’un processus de développement englobant peu à peu le reste du monde, l’accélération du progrès historique étant assurée par osmose révolutionnaire. Quelle que soit l’hypothèse envisagée, un fait est certain : il n’y a pas de place, dans la théorie sociale de Marx, pour une troisième voie révolutionnaire, celle de pays qui, privés de l’expérience historique du capitalisme développé et de la démocratie bourgeoise, montreraient aux pays ayant un long passé capitaliste et bourgeois le chemin de la révolution prolétarienne.

Nous rappelons, avec une insistance toute particulière, ces vérités élémentaires de la conception dite matérialiste de l’histoire, parce que la mythologie marxiste née avec la révolution russe de 1917 a réussi à imposer aux esprits peu informés - et ils sont légion - une tout autre image de ce processus révolutionnaire : l’humanité serait partagée entre deux systèmes d’économie et de politique, le monde capitaliste dominé par les pays industriellement développés et le monde socialiste dont le modèle, l’URSS, a accédé au rang de deuxième puissance mondiale, par suite d’une révolution « prolétarienne ». En fait, l’industrialisation du pays est due à la création et à l’exploitation d’un immense prolétariat et non au triomphe et à l’abolition de celui-ci. La fiction d’une « dictature du prolétariat » fait partie de l’arsenal des idées imposées par les nouveaux maîtres dans l’intérêt de leur propre puissance ; plusieurs décennies de barbarie nationaliste et militaire à l’échelle du monde font comprendre le désarroi mental d’une intelligentsia universelle victime du mythe dit « Octobre socialiste ».

Ne pouvant ici approfondir ce débat, nous nous bornons à préciser notre propos sous la forme d’une alternative : ou bien la théorie matérialiste du développement social possède quelque validité scientifique - ce dont Marx lui-même était naturellement persuadé - et dans ce cas le monde « socialiste » est un mythe ; ou bien le monde socialiste existe réellement, et c’est l’invalidation totale et définitive de cette théorie. Dans la première hypothèse, le mythe du monde socialiste peut s’expliquer parfaitement : il s’agirait du fruit d’une campagne idéologique habilement menée par le « premier État ouvrier » en vue de dissimuler sa vraie nature ; dans la seconde, la théorie matérialiste du devenir-socialiste-du-monde se verrait certes démentie, mais les exigences éthiques et utopiques de l’enseignement marxien se seraient trouvées réalisées ; autrement dit, réfuté par l’histoire comme homme de science, Marx aurait triomphé comme révolutionnaire.

Le mythe du « socialisme réalisé » a été fabriqué en vue de justifier moralement un des plus puissants modèles de société de domination et d’exploitation que l’histoire ait connus. Le problème de la nature de cette société a réussi à dérouter complètement les esprits les plus avertis des théories, doctrines et notions qui forment dans leur ensemble le patrimoine intellectuel du socialisme, du communisme et de l’anarchisme ; mais de ces trois écoles - ou courants - du mouvement d’idées qui vise à une mutation profonde de la société humaine, l’anarchisme a le moins souffert de cette perversion : n’ayant pas créé une véritable théorie de la praxis révolutionnaire, il a pu se préserver de la corruption politique et idéologique dont les deux autres écoles de pensée ont été frappées. Issu de rêves et de nostalgies tout autant que de refus et de révolte, il s’est constitué en tant que critique radicale du principe d’autorité sous tous ses déguisements, et c’est surtout comme telle qu’il a été absorbé par la théorie matérialiste de l’histoire. Celle-ci est essentiellement une pensée de l’évolution historique de l’humanité passant par étapes progressives d’un état permanent d’antagonismes sociaux à un mode d’existence fait d’harmonie sociale et d’épanouissement individuel. Or, tout autant que la critique sociale transmise par l’utopie anarchiste, la finalité commune aux doctrines radicales et révolutionnaires d’avant Marx est devenue partie intégrante du communisme anarchiste de ce dernier. Avec Marx, l’anarchisme utopique s’enrichit d’une dimension nouvelle, celle de la compréhension dialectique du mouvement ouvrier perçu comme autolibération éthique englobant l’humanité tout entière. Il était inévitable que la tension intellectuelle provoquée par l’élément dialectique dans une théorie à prétentions scientifiques, voire naturalistes, fût à l’origine d’une ambiguïté fondamentale dont l’enseignement et l’activité de Marx sont indélébilement marqués. Militant autant qu’homme de théorie, Marx n’a pas toujours cherché dans son activité politique à harmoniser les fins et les moyens du communisme anarchiste. Mais pour avoir parfois failli en tant que militant, Marx ne cesse pas pour autant d’être le théoricien de l’anarchisme. On est donc en droit d’appliquer à sa propre théorie la thèse éthique qu’il a formulée à propos du matérialisme de Feuerbach (1845) :

« La question de savoir si la pensée humaine peut prétendre à une vérité objective n’est pas une question relevant de la théorie, mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit démontrer la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance, l’au-deçà de sa pensée. »

IV

La négation de l’État et du capitalisme par la classe sociale la plus nombreuse et la plus misérable apparaît chez Marx comme un impératif éthique avant d’être démontrée dialectiquement comme une nécessité historique. Sa première démarche, en procédant à une évaluation critique des résultats de la Révolution française, équivaut à un choix décisif, celui du but que, selon lui, tout homme devrait s’efforcer d’atteindre ; et ce but, c’est précisément l’émancipation humaine en tant que dépassement de l’émancipation politique. L’État politique le plus libre - dont seuls les États-Unis d’Amérique fournissent un exemple - rend l’homme esclave, car il s’interpose en médiateur entre l’homme et sa liberté, tel le Christ que l’homme religieux charge de sa propre divinité. Politiquement émancipé, l’homme n’en participe pas moins à une souveraineté imaginaire ; être souverain jouissant des droits de l’homme, il mène une double existence, celle de citoyen membre de la communauté politique et celle de particulier membre de la société bourgeoise ; celle d’être céleste et celle d’être profane. Citoyen, il est libre et souverain dans les cieux de la politique, ce royaume universel de l’égalité ; individu, il est ravalé et se dégrade lui-même dans la vie réelle, la vie bourgeoise, au rang de moyen pour son prochain ; il est alors le jouet de puissances étrangères, matérielles et morales, telles les institutions de la propriété privée, de la culture, de la religion, etc. La société bourgeoise séparée de l’État politique est la sphère de l’égoïsme, de la guerre de tous contre tous, de la séparation de l’homme d’avec l’homme. Ce n’est pas en lui assurant la liberté religieuse que la démocratie politique a libéré l’homme de la religion ; pas plus qu’elle ne le libère de la propriété en lui garantissant le droit de propriété ; de même elle maintient l’esclavage et l’égoïsme du métier en accordant à tous la liberté du métier. Car la société bourgeoise, c’est le monde du trafic et du lucre, le règne de l’argent, puissance universelle qui s’est asservi la politique, donc l’État.

Telle est, sommairement présentée, la thèse initiale de Marx : critique de l’État et du capital, elle relève d’une pensée anarchiste plutôt que d’un quelconque socialisme ou communisme. Elle n’a encore rien de scientifique, mais elle se réclame et se nourrit implicitement d’une conception éthique du destin humain en posant l’exigence d’un accomplissement dans l’ordre du temps historique. C’est pourquoi, sans se limiter à la critique de l’émancipation politique - qui réduit l’homme à l’état de monade égoïste et de citoyen abstrait - elle définit et la fin qu’il convient d’atteindre et le moyen pour la réaliser :

« C’est seulement lorsque l’homme individuel, être réel, aura récupéré le citoyen abstrait et sera devenu en tant qu’individu un être social dans sa vie empirique, dans son activité individuelle, dans ses rapports individuels ; ce n’est que lorsque l’homme aura reconnu et organisé ses "forces propres" comme des forces sociales et que, de ce fait, il ne détachera plus de lui-même le pouvoir social sous la forme du pouvoir politique -, c’est alors seulement que sera accomplie l’émancipation humaine » (A propos de la question juive, 1844.)

C’est en partant du Contrat social de Rousseau, théoricien du citoyen abstrait et précurseur de Hegel, que Marx a trouvé sa propre voie. Après n’avoir refusé qu’un aspect de l’aliénation politique prônée par les deux penseurs, il en est arrivé à la vision d’une émancipation humaine et sociale qui rétablirait l’individu dans l’intégralité de ses facultés et dans la totalité de son être. Refus partiel, car en tant que donnée historique cette étape ne peut disparaître ou être abolie par un acte de volonté. L’émancipation politique est un « grand progrès », elle est même la dernière forme de l’émancipation humaine à l’intérieur de l’ordre établi, et c’est comme telle qu’elle pourrait servir de moyen pour bouleverser cet ordre et inaugurer l’étape de la véritable émancipation humaine. Dialectiquement antinomiques, la fin et le moyen s’accordent éthiquement dans la conscience du prolétariat moderne, qui devient ainsi le porteur et le sujet historique de la révolution. Classe qui concentre toutes les tares de la société et qui en incarne le crime notoire, le prolétariat possède un caractère universel par suite de sa misère universelle. Il ne peut s’émanciper sans émanciper toutes les sphères de la société, et c’est en réalisant les postulats de cette éthique émancipatrice qu’il s’abolit en tant que prolétariat.

Là où Marx invoque la philosophie comme « tête » et arme intellectuelle de l’émancipation humaine dont le prolétariat serait le « cœur », nous préférons parler d’éthique, signifiant par là qu’il ne s’agit pas de spéculation métaphysique, mais d’un problème d’existence : il importe de changer le monde en lui donnant visage humain, et non d’en interpréter la caricature. Aucune philosophie spéculative n’offre à l’homme de solution à ses problèmes d’existence, si bien qu’en élevant la révolution au rang d’impératif catégorique Marx raisonne en fonction d’une éthique normative et non par référence à une philosophie de l’histoire ou à une théorie sociologique. Une seule science devait alors éveiller l’attention de Marx qui ne pouvait ni ne voulait se limiter à la pure exigence éthique d’une régénération des hommes et des sociétés : la science de la production des moyens d’existence selon la loi du capital.

L’étude de l’économie politique fut donc entreprise par Marx comme moyen de lutter pour la cause à laquelle il consacrera désormais tous les instants de son existence de « bourgeois » déclassé. Ce qui n’avait été jusqu’alors qu’une intuition visionnaire et un choix éthique deviendra théorie du développement économique et recherche des déterminisme sociaux. Mais ce sera également participation active au mouvement social appelé à mettre en pratique les impératifs et les normes découlant des conditions d’existence du prolétariat industriel. La théorie d’une société sans État, sans classes, sans moyen d’échange monétaire, sans terreurs religieuses et intellectuelles implique une conception critique du mode de production capitaliste tout comme l’analyse révélatrice du processus d’évolution devant aboutir par étapes successives aux types de société communiste et anarchiste. Marx écrira plus tard :

« Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la trace de la loi naturelle qui préside à son mouvement [...] elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par décret les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de son enfantement » (Le Capital, I, préface, 1867).

En somme, Marx s’appliquera à démontrer scientifiquement ce dont il était déjà persuadé intuitivement et ce qui lui paraissait éthiquement nécessaire. Et c’est dès la première ébauche d’une critique de l’économie politique qu’il abordera l’analyse du capital d’un point de vue sociologique, comme pouvoir de commandement sur le travail et ses produits, le capitaliste possédant cette puissance non en vertu de ses qualités personnelles ou humaines, mais en tant que propriétaire du capital. Le salariat est un esclavage, et tout relèvement autoritaire du salaire ne sera qu’une meilleure rémunération d’esclaves.

« L’égalité du salaire elle-même, telle que Proudhon la réclame, ne fait que généraliser le rapport de l’ouvrier de notre temps à son travail, en en faisant le rapport de tous les hommes au travail. La société est alors conçue comme un capitaliste abstrait » (Ébauche..., 1844, « Économie », II, p. 68).

Esclavage économique et servitude politique vont de pair. L’émancipation politique, la reconnaissance des droits de l’homme par l’État moderne ont la même signification que la reconnaissance de l’esclavage par l’État antique (La Sainte Famille, 1845). Esclave d’un métier salarié, l’ouvrier l’est aussi de son propre besoin égoïste comme du besoin étranger. La condition humaine n’échappe pas davantage à la servitude politique dans l’État démocratique représentatif que dans la monarchie constitutionnelle. « Dans le monde moderne, chacun est à la fois membre de l’esclavage et de la communauté », bien qu’en apparence la servitude de la société bourgeoise soit le maximum de liberté (Ibid.). Généralement considérées comme garantes de la liberté individuelle, propriété, industrie, religion sont en fait des institutions qui consacrent cet état de servitude. Robespierre, Saint-just et leurs partisans ont succombé parce qu’ils ont confondu la société antique fondée sur l’esclavage réel avec l’État représentatif moderne qui repose sur l’esclavage émancipé, la société bourgeoise avec sa concurrence universelle, ses intérêts privés déchaînés, son individualisme aliéné. Et tout en comprenant parfaitement la nature de l’État moderne et de la société bourgeoise, Napoléon s’est plu à considérer l’État comme une fin en soi et la vie bourgeoise comme l’instrument de ses ambitions politiques. Pour satisfaire l’égoïsme de la nation française, il a institué la guerre permanente à la place de la révolution permanente. Sa défaite consacre la victoire de la bourgeoisie libérale qui finit par réaliser en 1830 ses rêves de 1789 : elle fait de l’État représentatif constitutionnel l’expression officielle de son pouvoir exclusif et de ses intérêts particuliers.

Le problème du bonapartisme n’a pas cessé de préoccuper Marx, observateur permanent de la société française dans son évolution politique tout autant que dans son développement économique. Il était persuadé que la Révolution française constituait la période classique de l’esprit politique et que la tradition bonapartiste était pour ainsi dire une constante de la politique intérieure et extérieure de la France. Aussi en est-il venu à ébaucher une théorie du césarisme moderne qui, si elle semble contredire en partie les principes méthodologiques de sa théorie de l’État, ne modifie pas sa vision anarchiste initiale. Car c’est au moment même où il s’apprêtait à poser les fondements de son interprétation matérialiste de l’histoire qu’il a formulé cette conception de l’État qui le classe parmi les tenants de l’anarchisme le plus radical.

« L’existence de l’État et l’existence de la servitude sont inséparables. [...] Plus l’État est puissant, plus un pays est, de ce fait, politique, moins il est disposé à chercher dans le principe de l’État, donc dans l’organisation actuelle de la société dont l’État est lui-même l’expression active, consciente et officielle, la raison de ses maux sociaux [...] » (Vorwärts, 1844).

L’exemple de la Révolution française lui semblait alors suffisamment probant pour lui faire énoncer une thèse qui ne correspond que partiellement à la sociologie politique qu’il exposera bientôt dans L’Idéologie allemande, mais que l’on retrouvera bien plus tard dans ses réflexions sur le second Empire et sur la Commune de 1871 :

« Loin de voir dans le principe de l’État la source des maux sociaux, les héros de la Révolution française voient au contraire dans les tares sociales la source des maux politiques. C’est ainsi que Robespierre ne voit dans la grande pauvreté et dans la grande richesse qu’un obstacle à la démocratie pure. Il désire donc établir une frugalité spartiate générale. Le principe de la politique, c’est la volonté » (Ibid.).

Lorsque vingt-sept ans plus tard Marx retournera, à propos de la Commune de Paris, aux origines historiques de l’absolutisme politique représenté par l’État bonapartiste, il verra dans l’œuvre centralisatrice de la Révolution française la continuation des traditions monarchistes :

« L’appareil d’État centralisé qui, tel un boa constrictor, enserre avec ses organes militaires bureaucratiques, ecclésiastiques et judiciaires, omniprésents et compliqués, le corps vivant de la société bourgeoise, fut d’abord forgé au temps de la monarchie absolue comme une arme de la société moderne naissante dans sa lutte émancipatrice contre le féodalisme. [...] La première Révolution française, dont la tâche était de fonder l’unité nationale (...) fut donc forcée de développer l’œuvre commencée par la monarchie absolue, à savoir la centralisation et l’organisation du pouvoir d’État, d’en étendre la sphère et les attributs, d’en multiplier les instruments, d’en accroître l’indépendance et l’emprise surnaturelle sur la société réelle [...] Le moindre intérêt individuel issu de relations entre les groupes sociaux fut séparé de la société elle-même ; rendu indépendant sous la forme de l’intérêt d’État dont la défense est confiée à des prêtres d’État remplissant des fonctions hiérarchiques bien déterminées. (Adresse sur la Commune, brouillon, 1871).

Cette dénonciation passionnée du pouvoir d’État résume en quelque sorte tout l’effort d’étude et de réflexion critique accompli par Marx dans ce domaine, depuis l’affrontement avec la philosophie morale et politique de Hegel, en passant par la période d’élaboration de la théorie matérialiste de l’histoire et les quinze années de journalisme libre et professionnel, sans oublier l’intense activité au sein de l’Internationale ouvrière. La Commune semble avoir été pour Marx l’occasion de donner le dernier état de sa pensée sur le problème auquel il avait réservé un des six livres de son « Économie » et de tracer ne fut-ce que les contours de cette libre association des hommes libres dont le Manifeste communiste avait annoncé l’avènement.

« La Commune ne fut pas une révolution contre une forme quelconque de pouvoir d’État, légitime, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Elle fut une révolution contre l’État comme tel, contre cet avorton monstrueux de la société ; elle fut la résurrection de l’authentique vie sociale du peuple, réalisée par le peuple. » (Ibid).

V

Comparant le mode d’émancipation des serfs sous le régime féodal à celui des travailleurs modernes, Marx notait qu’à la différence des prolétaires, les serfs devaient développer librement les conditions d’existence offertes et ne pouvaient, de ce fait, que parvenir au « travail libre » ; en revanche, les prolétaires devaient, pour s’affirmer individuellement, abolir leur propre condition de vie ; celle-ci étant identique à celle de l’ensemble de la société, il ne restait qu’à supprimer le travail salarié. Et il ajoutait cette phrase qui lui servira désormais de leitmotiv tant dans son activité littéraire que dans son action de communiste militant :

« [Les prolétaires] se trouvent donc en opposition directe à la forme dans laquelle les individus de la société ont pu jusqu’ici se donner une expression d’ensemble, à savoir l’État : ils doivent renverser l’État pour réaliser leur personnalité » (L’Idéologie allemande, 1846).

Cette formule, plus proche de l’anarchisme de Bakounine que de celui de Proudhon, n’est pas le fruit d’un moment d’irréflexion passionnelle ni un geste de politicien haranguant une assemblée d’ouvriers. Elle est la conclusion logique, en guise de postulat révolutionnaire, de tout un développement théorique tendant à démontrer la « nécessité historique » de la commune anarchiste. C’est dire que l’avènement de la « société humaine » s’inscrit, selon la théorie marxienne, dans un long processus historique. Finalement, une classe sociale surgit qui constitue l’immense majorité de la population des sociétés industrielles et qui peut comme telle assumer une tâche révolutionnaire créatrice. Et c’est pour démontrer la logique de ce développement que Marx a cherché à établir un lien de causalité entre les progrès scientifiques - surtout celui des sciences naturelles - et les institutions politiques et juridiques d’une part et le comportement des classes sociales antagonistes d’autre part. Contrairement à Engels, Marx ne pensait pas que la transformation révolutionnaire de l’avenir se ferait à la manière des révolutions du passé, tel un cataclysme naturel qui broie hommes, choses et consciences. Avec l’avènement du travailleur moderne, l’espèce humaine commençait le cycle de sa vraie histoire ; elle entrait dans la voie de la raison et devenait capable de réaliser ses rêves et de se donner un destin à la mesure de ses facultés créatrices. Les conquêtes de la science et de la technologie rendaient possible une telle issue, mais le prolétariat devait intervenir pour que la bourgeoisie et son capital ne changent pas cette évolution en marche à l’abîme.

« Les triomphes de la science semblent achetés au prix d’un avilissement moral. A mesure que l’humanité dompte la nature, l’homme semble devenir la proie de son prochain et de sa propre infamie » (Discours devant les chartistes, 1856).

La révolution prolétarienne n’aura donc rien d’une aventure politique ; ce sera une entreprise universelle, menée de concert par l’immense majorité des membres de la société ayant pris conscience de la nécessité et de la possibilité d’une régénération totale de l’humanité. L’histoire étant devenue mondiale, la menace d’asservissement par le capital et son marché s’étend à toute la terre ; par contrecoup doivent apparaître une conscience et une volonté de masse toutes tendues vers un changement profond et universel des relations humaines et des institutions sociales. Dès lors que le danger d’une barbarie aux dimensions planétaires menace la survie des hommes, les rêves et les utopies communistes et anarchistes représentent la source spirituelle des projets rationnels et des réformes pratiques susceptibles de rendre à l’espèce humaine le goût de la vie selon les normes d’une raison et d’une imagination également tournées vers le renouveau du destin humain.

On ne saute pas du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, comme Engels le pensait, et il ne peut y avoir de transition directe du capitalisme à l’anarchisme. La barbarie économique et sociale instaurée par le mode de production capitaliste ne pourra pas disparaître à la suite d’une révolution politique préparée, organisée et dirigée par une élite de révolutionnaires professionnels prétendant agir et penser au nom et au profit de la majorité des exploités et des aliénés. Constitué en classe et en parti dans les conditions de la démocratie bourgeoise, le prolétariat se libère lui-même en luttant pour conquérir cette démocratie ; il fait du suffrage universel, hier encore « instrument de duperie », un moyen d’émancipation. Une classe qui constitue l’immense majorité d’une société moderne ne s’aliène politiquement que pour triompher de la politique et ne conquiert le pouvoir d’État que pour l’utiliser contre la minorité anciennement dominante. La conquête du pouvoir politique est un acte « bourgeois » par nature ; il ne se change en action prolétarienne que par la finalité révolutionnaire que lui confèrent les auteurs de ce bouleversement. Tel est le sens de cette période historique que Marx n’a pas craint de baptiser « dictature du prolétariat », précisément pour bien marquer la différence avec la dictature exercée par une élite, la dictature au sens jacobin du terme. Certes, en s’attribuant le mérite d’avoir découvert le secret du développement historique des modes de production et de domination, Marx ne pouvait imaginer que son enseignement serait usurpé par des révolutionnaires professionnels et autres hommes politiques s’octroyant le droit de personnifier la dictature du prolétariat. En fait, il n’envisageait cette forme de transition sociale que pour des pays dont le prolétariat aurait su profiter de la période de démocratie bourgeoise pour créer ses propres institutions et se constituer en classe dominante de la société. Comparée aux nombreux siècles de violence et de corruption qu’il a fallu au capitalisme pour dominer l’univers, la durée du processus de transition devant aboutir à la société anarchiste serait d’autant plus courte et connaîtrait d’autant moins de violence que l’accumulation du capital et la concentration du pouvoir étatique opposeraient un prolétariat de masse à une bourgeoise numériquement faible.

« Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il aura naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là il s’agissait de l’expropriation de la masse par quelques usurpateurs ; ici, il s’agit de l’expropriation que quelques usurpateurs par la masse » (Le Capital, I, « Économie », I, p. 1240).

Marx n’a pas élaboré dans tous ses détails une théorie de la transition, et l’on constate des différences notables entre les diverses ébauches théoriques et pratiques disséminées dans toute son œuvre. Néanmoins, à travers ces différences, voire ces affirmations contradictoires, un principe de base demeure intact et constant au point de permettre la reconstitution cohérente d’une telle théorie. Et c’est peut-être sur ce point que le mythe de la fondation du « marxisme » par Marx et Engels se révèle dans toute sa nocivité. Alors que le premier faisait du postulat de l’auto-activité prolétarienne le critère de toute véritable action de classe et de toute véritable conquête politique, le second a fini, surtout après la disparition de son ami, par disjoindre les deux éléments de formation du mouvement ouvrier, l’action de classe - la Selbsttätigkeit - du prolétariat d’une part et la politique de parti d’autre part. Marx pensait que, plus que tout acte politique isolé, l’auto-éducation communiste et anarchiste était partie intégrante de l’activité révolutionnaire des ouvriers : c’était à eux qu’il incombait de se rendre aptes à la conquête et à l’exercice du pouvoir politique en tant que moyen de résistance contre les tentatives de la bourgeoisie pour reconquérir et récupérer son pouvoir. Le prolétariat doit temporairement et consciemment se constituer en force matérielle pour défendre son droit et son projet de transformer la société en réalisant progressivement la communauté humaine. C’est en luttant pour s’affirmer comme force d’abolition et de création que la classe ouvrière - qui est, « de tous les instruments de production le plus grand pouvoir productif » - assume le projet dialectique d’une négation créatrice ; elle prend le risque de l’aliénation politique en vue de rendre la politique superflue. Semblable projet n’a rien de commun avec la passion destructrice d’un Bakounine ni avec l’apocalypse anarchiste d’un Cœurderoy. L’esthétisme révolutionnaire n’avait pas sa place dans ce projet politique calculé pour faire triompher la suprématie a suprématie virtuelle des masses opprimées et exploitées. L’Internationale ouvrière pouvait, aux yeux de Marx, devenir cette organisation de combat combinant la puissance du nombre et l’esprit révolutionnaire que l’anarchisme proudhonien concevait d’une manière tout autre. En se joignant à l’AIT, Marx n’avait pas abandonné la position prise contre Proudhon en 1847, quand il s’agissait de définir un anarchisme antipolitique réalisable par un mouvement politique :

« Est-ce à dire qu’après la chute de l’ancienne société il y aura une nouvelle domination de classe se résumant dans un nouveau pouvoir politique ? Non ! [...] Dans le cours de son développement, la classe laborieuse substituera à l’ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile. En attendant, l’antagonisme entre prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. [...] Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. Ce n’est que dans un ordre des choses où il n’y aura plus de classes et d’antagonismes de classes que les évolutions sociales cesseront d’être des révolutions politiques.[...] » (Anti-Proudhon, 1847).

Le propos de Marx est ici d’un réalisme à l’épreuve de toute interprétation idéaliste. Ce discours au futur, il faut évidemment l’entendre comme l’annonce d’un projet normatif engageant les travailleurs à se conduire en révolutionnaires tout en luttant politiquement. « La classe ouvrière est révolutionnaire ou elle n’est rien du tout » (lettre à J.B. Schweitzer, 1865). C’est le langage d’un penseur dont la dialectique rigoureuse refuse, contrairement à celle d’un Proudhon ou d’un Stirner, d’éblouir par le recours systématique au paradoxe gratuit et à la violence verbale. Et si tout n’est pas et ne peut être réglé dans cette dialectique démonstrative des fins et des moyens, son mérite est du moins d’inciter les victimes du travail aliéné à se comprendre et à s’éduquer elles-mêmes pour tenter ensemble une grande œuvre de création collective. En ce sens, l’appel de Marx demeure actuel, en dépit du marxisme triomphant et même à cause de ce triomphe [1].

Il résulte de ces aperçus que la théorie sociale de Marx se présente expressément comme une tentative d’analyse objective d’un mouvement historique et non comme un code moral ou politique d’une praxis révolutionnaire tendant à réaliser un idéal de vie sociale ; comme révélation d’un processus de développement englobant choses et individus et non comme somme de normes à l’usage de partis et d’élites aspirant au pouvoir. toutefois, ce n’est là que l’aspect extérieur et avoué de cette théorie qui suit une double trajectoire conceptuelle dont l’une possède une orientation rigoureusement déterministe et l’autre se dirige librement vers l’objectif imaginaire d’une société anarchiste.

« Ce n’est pas dans le passé, mais uniquement dans l’avenir que la Révolution sociale du XIXe siècle pourra trouver la source de sa poésie. Elle ne pourra commencer par elle-même avant de s’être libérée de toute croyance superstitieuse dans le passé » (Dix-huit Brumaire, 1852).

Le passé, c’est la nécessité irrémédiable, et l’observateur armé de tous les instruments d’analyse est en mesure d’expliquer l’enchaînement des phénomènes aperçus. Mais s’il est vain d’espérer l’accomplissement de tous les rêves que l’humanité, à travers ses prophètes et ses visionnaires, a pu nourrir, l’avenir pourrait du moins apporter aux hommes la fin des institutions qui ont réduit leur vie à un état permanent de servitude dans tous les domaines sociaux. Tel est, rapidement esquissé, le lien entre la théorie et l’utopie dans l’enseignement de Marx qui s’est formellement proclamé « anarchiste » lorsqu’il écrivait :

« Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l’État [...] disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives » (Les Prétendues Scissions dans l’Internationale, 1872).


Maximilien Rubel, 1973

[1] Le cadre de cet essai ne permettant pas d’étendre notre démonstration, nous nous bornons à citer trois textes réduisant par avance à néant la légende - bakounienne et léniniste - d’un Marx « adorateur de l’État » et « apôtre du communisme d’État », ou identifiant la dictature du prolétariat à la dictature d’un parti, voire d’un homme.

a) « Notes en marges d’un livre de Bakounine Étatisme et anarchie »(Genève, 1873, en russe). Principaux thèmes : dictature du prolétariat et maintien de la petite propriété paysanne ; conditions économiques et révolution sociale ; disparition de l’État et transformation des fonctions politiques et fonctions administratives des communes coopératives autogérées.

b) Critique du programme du parti ouvrier allemand (Programme de Gotha), 1875. Principaux thèmes : les deux phases d’évolution de la société communiste fondée sur le mode de production coopérative ; la bourgeoisie, classe révolutionnaire ; action internationale des classes ouvrières ; critique de la « loi d’airain du salaire » ; rôle révolutionnaire des coopératives ouvrières de production ; enseignement primaire libéré de l’influence de la religion et de l’État ; dictature révolutionnaire du prolétariat considérée comme transition politique vers une transformation des fonctions étatiques en fonctions sociales.

c) Commune paysanne et perspectives révolutionnaires en Russie (réponse à Véra Zassoulitch), 1881. Principaux thèmes : la commune rurale, élément de régénération de la société russe ; ambivalence de la commune et influence du milieu historique ; développement de la commune et crise du capitalisme ; émancipation paysanne et exactions fiscales ; influence négative et risques de disparition de la commune ; menacée par l’État et le capital, la commune russe ne sera sauvée que par la révolution russe.

Ces trois documents constituent en quelque sorte la quintessence du livre que Marx pensait écrire sur l’État. Il conviendrait en outre de rappeler ici maint écrit d’Engels sur le thème de l’État, se rattachant directement ou indirectement à la théorie de Marx, sans toutefois qu’il y ait coïncidence absolue entre les deux positions.