René FORAIN.
2- POUR UN RENOUVEAU DES RECHERCHES LIBERTAIRES
Mai 1965

IL n’est guère facile de délimiter au départ les terrains que doit explorer une équipe qui reprend à son compte les lignes générales définies « pour un renouveau des recherches libertaires » (1). Trop de questions sont restées en suspens, trop de voies nouvelles ont été ouvertes dans le domaine des sciences humaines et sociales. Il ne peut être envisagé non plus d’établir un ordre de priorité. Il reviendra à chacun, dans le plan de travail proposé ici, de traiter les problèmes qui recouperont ses préoccupations, ses expériences, ses études en cours.

Même s’il apparaît bien trop ambitieux pour nos possibilités immédiates, ce programme ne se veut nullement exhaustif ; il s’agit d’un simple repérage, qui devrait permettre aussi un classement par centres d’intérêt des fiches, notes et travaux que nous pourrons réunir.

Le plan d’étude de « recherches libertaires » pourrait s’articuler ainsi ;

1) BASES THÉORIQUES : Reprendre l’histoire de la pensée libertaire, en suivant simultanément l’évolution du problème de la liberté dans l’histoire de la philosophie. Point d’aboutissement : la liberté dans la pensée contemporaine. Préciser aussi les positions philosophiques qui orientent l’attitude prise face au problème de la liberté : rationalisme, matérialisme, etc.


2) L’ANTHROPOLOGIE LIBERTAIRE :
Le problème de la liberté dans les « sciences de l’homme », Peut-on définir des hypothèses et des méthodes libertaires en psychologie, en sociologie, en histoire ? Que nous apprennent ces sciences sur les cheminements de la liberté ? (2).

3) L’ÉTAT : Y a-t-il une « structure étatique » permanente sous les diverses formes que l’État a prises dans l’histoire ? Quels sont les rapports entre l’Etat et les classes sociales, plus généralement la vie sociale, la société ? Nous aurons à refaire une psychologie du pouvoir, à dégager les relations complexes qui existent entre volonté de puissance et volonté de soumission. II faudra reprendre enfin le grand débat sur la suppression ou le dépérissement de I’Etat, la « dictature du prolétariat »,

4) LA GUERRE ; Etudier la réalité de l’État, c’est aussi analyser des phénomènes comme le nationalisme, l’impérialisme, la guerre. Le rôle des facteurs économiques dans les causes des guerres récentes a été souvent développé. Mais a-t-on assez réfléchi aux conditions psychologiques, sociologiques (autres qu’étroitement économiques) qui poussent une société vers la guerre ? Une telle tentative de « polémologie » (Bouthoul) peut-elle renouveler le pacifisme, susciter de nouvelles formes de lutte contre le danger de guerre ? Sur un autre plan, il faudra dégager lés caractères particuliers des « guerres de libération », les rapports, trop vite affirmés ou niés, entre nationalisme et révolution.


5) SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE ET BUREAUCRATIE :
Sous quelles formes la lutte des classes se manifeste-t-elle dans la société industrielle ? Il faudra préciser les rapports entre le capitalisme moderne, l’État, la bureaucratie ; le rôle de la bureaucratie dans l’organisation du travail. Analyser le conflit fondamental entre exécutants et dirigeants, les contradictions de l’organisation hiérarchique, l’opposition et la contestation dans le travail. Nous poserons inévitablement la question de l’intégration et de la bureaucratisation des organisations « ouvrières », Plus généralement, nous analyserons les méthodes de conditionnement et de manipulation mises en œuvre pour contrôler la vie quotidienne : propagandes et publicité, psychotechnique. Une telle analyse débouchera sur « une critique de la vie quotidienne » (Lefebvre), et sur l’examen des différentes formes d’opposition, « sauvages » ou concertées, aux différentes formes d’aliénation. .


6) LOISIRS, ACTIVITÉS ARTISTIQUES, ÉDUCATION :
Le problème de la société industrielle entraîne celui de la culture de masse et du conditionnement par les « mass media ». Si dans l’organisation bureaucratique l’individu est de plus en plus réduit à la passivité, les « spectacles » de tout ordre qu’on organise pour ses loisirs l’engourdissent dans une attitude de spectateur, de voyeur. Dans quelle mesure les diverses formes d’activité artistique développent-elles la séparation entre organisateurs actifs et consommateurs passifs ; peut-il y avoir un art révolutionnaire, à quelles conditions ? On nous annonce l’ère des loisirs : il s’agirait de savoir si elle promet un nouvel épanouissement de la liberté individuelle et collective, ou au contraire la manipulation systématique de foules amorphes par les « organisateurs des loisirs » ? L’anarchisme a toujours affirmé la fonction émancipatrice de !a « culture populaire » : les organismes existants d’ « éducation populaire », de plus en plus contrôlés, soutenus, créés par l’État ne sont-ils pas en train d’établir un inquiétant quadrillage ? Comment réagir ? En quoi peut consister une action libertaire sur le plan culturel ? Et comme plus généralement l’information correcte, la formation du jugement présupposent une éducation qui prépare le terrain, nous aurons à étudier les méthodes pédagogiques actuelles pour préciser en quoi elles peuvent promouvoir une éducation libertaire,

7) L’ORGANISATION ET LA GESTION SOCIALISTES : La constitution d’unités culturelles actives et non-conformistes repose le problème de la décision et de la responsabilité collectives que nous rencontrons déjà sur le plan du travail. L’anarchisme accorde une importance fondamentale au groupe : le développement actuel de la psychosociologie, de la « dynamique des groupes » etc., peut nous permettre d’aborder plus méthodiquement ces questions. Le socialisme
libertaire a derrière lui toute une série d’expériences (coopératisme, communautés de production, anarcho-syndicalisme) qui appellent un premier bilan de « l’expérimentation microsociale », en tenant compte aussi des tentatives d’autogestion sans référence explicite à nos théories. Toutes ces recherches devront être restituées par rapport à la société globale, et mener aux questions du fédéralisme, de la démocratie, du plan, etc. Elles poseront aussi le problème du réformisme, de l’intégration à la société capitaliste.


8) LA RÉALISATION PERSONNELLE :
La lutte pour une société socialiste ne dispense pas, mais au contraire implique le souci d’une existence personnelle libre et créatrice. Selon quelles valeurs se définit une existence libre, quelles relations avec autrui implique-t-elle ? Est-il possible d’élaborer, d’expérimenter des « techniques » de libération, d’individuation ? La réflexion sur la liberté, les recherches sociologiques, psychologiques, l’expérience quotidienne devraient converger ici vers l’ébauche d’un « art de vivre » libertaire.

9) L’ACTION RÉVOLUTIONNAIRE : La plupart des points envisagés dans ce plan débouchent sur le problème de l’action révolutionnaire, à des niveaux différents selon la sphère d’activité envisagée. II faudra pour finir examiner la cohésion et la complémentarité des différentes formes de l’action révolutionnaire, dans le contexte présent, et la ou les formes d’organisation qu’implique une telle action.

Lé travail prévu par ce plan consistera donc pour l’essentiel à restituer les thèmes fondamentaux de l’anarchisme dans le contexte de la société actuelle, en reprenant dans une perspective libertaire les méthodes des sciences humaines et sociales. Nous essayerons d’éviter l’éclectisme et la confusion (qui proviendraient de la multiplicité des méthodes en cours) par une réflexion rigoureuse sur les méthodes, par l’effort pour dégager des méthodes libertaires. On pourra remarquer que ce plan présente au moins un avantage : il ne tient aucun compte des tendances « cristallisées » de l’anarchisme, tout en reprenant, dans leur complémentarité, les problèmes et champs d’activité de chacune.

Reste à voir si ce programme résistera à l’épreuve. Cela dépendra d’abord de l’intérêt que nous rencontrerons, des travaux que nous pourrons réunir. Et nous pourrons peut-être, après une période de défrichage, entamer une nouvelle étape : l’organisation de journées d’études sur des thèmes précis.

René FORAIN.

(1) Voir le Monde libertaire d’avril. II s’agit, évidemment, « d’un travail de recherches coordonné » et non pas « subordonné » , comme on me l’a fait dire...

(2) Pour plus de détails, voir le ML d’avril.

Les lecteurs qui se proposent de participer à cette initiative peuvent écrire à Recherches libertaires, 3, rue Ternaux, Paris-11e.


Cet article est paru dans le numéro de mai 1965 du "Monde libertaire".