I - POUR LA BOITE A OUTILS

La non reconnaissance des luttes fragmentaires déborde le plan de la tactique : elles n’ont pas de statut théorique, elles n’ont pas fait l’objet d’un traitement conceptuel qui les engrènerait dans la machinerie dialectique d’un système. Elles restent des zones d’ombre, des territoires non jalonnés sur les cartes d’état-major. A vrai dire, elles n’ont pas de nom, ou plutôt elles en ont trop, ce qui revient au même. La terminologie qu’on leur applique est des plus flottantes : luttes sectorielles, spécifiques, ponctuelles, marginales, minoritaires ; mouvements contestataires, centrifuges, anti-autoritaires. J’en oublie et j’en noterai d’autres bientôt. Cette inflation n’est pas due seulement au refus de la prise en considération, et il faut sans doute renoncer à toute conceptualisation "systématique". Le phénomène, dans sa diversité et sa dispersion, ne se laisse pas inscrire dans un schéma unitaire. Il ne constitue pas un échelon sûr et incontestable dans l’irrésistible ascension vers la fin de l’Histoire. Réalité cassée, il ne se livre qu’a une pensée qui reconnaît ses propres cassures.

C’est une première conclusion qu’on pourra tirer de l’incursion qui va suivre à travers quelques textes et entretiens : la reconnaissance des luttes fragmentaires va de pair avec l’affirmation d’une pensée fragmentaire, discontinue, différentielle.

Dans l’introduction à un nouveau recueil d’articles publiés dans SOCIALISME ET BARBARIE, jadis (L’EXPERIENCE DU MOUVEMENT OUVRIER, tome 1, collection 10/18), Castoriadis consacre un bon nombre de pages à ce qu’il appelle les luttes implicites. Le terme, dans son raccourci, n’est pas facile à manier, mais les analyses qui le situent ont leur intérêt. A propos de la lutte quotidienne implicite (ou informelle) du prolétariat, Castoriadis constate d’emblée qu’elle n’a pas sa place dans la conceptualisation traditionnelle. Si nous voulons considérer d’abord les significations nouvelles qui émergent dans et par l’acte des ouvriers sur les lieux de travail, si nous tenons à apprendre du nouveau, il faut renoncer aux schémas totalisants, ne pas nous référer à une finalité immanente, à une "mission historique" dont la réalisation progressive permet de "capitaliser" les acquis.

Sur la même lancée, Castoriadis dénonce l’insuffisance du schéma d’un sujet (individuel ou collectif) se proposant des fins claires et distinctes et posant ses actions comme moyen permettant de les atteindre. "La lutte quotidienne implicite du prolétariat est absolument insaisissable dans cette optique, de même que l’est, par exemple, la pression quotidienne (et circadienne) par laquelle les femmes depuis un siècle, les jeunes depuis 25 ans, ont réussi à modifier considérablement leur situation effective dans la famille et la société, et par rapport à laquelle, organisations et manifestations explicites, ne représentent que la partie émergée de l’iceberg (page 93)". Les dictionnaires, petits et gros, ignorent circadien : il faut sans doute comprendre "la pression environnante" ou comme dit Lourau, "périphérique" des femmes .

Rompre avec "une pensée stratégique, donc bureaucratique", c’est d’abord ne plus éliminer le faire du prolétariat en le réduisant à des fins assignables ou à des causes établies. Les pratiques quotidiennes, informelles, sont à considérer dans leur réalité propre, comme relation originale et irréductible, en faisant émerger un "type" dont elles sont les exemplaires uniques, produisant leurs propres conditions d’intelligibilité.

Les combats diffus et informels du prolétariat se distinguent des luttes explicites - grèves, manifestations, votes, insurrections, revendications économiques et politiques au sens traditionnel - aussi bien dans leurs formes d’intervention que dans leurs objectifs. Ils s’attaquent au contrôle, au rendement, aux conditions de travail, à l’autorité des chefs grands et petits ; dès qu’ils atteignent une certaine intensité, ils créent une réaction en chaîne. Même à travers un conflit localisé dont le motif déclaré est la défense ou l’augmentation des salaires, peut se manifester, en débordant les revendications premières, une contestation de l’organisation du travail. Une revendication des plus quotidiennes (une pause-café) peut envelopper en toute logique une mise en cause du fondement de l’organisation capitaliste de l’entreprise et de la société .

Les luttes implicites "ne mettent pas en cause l’extériorité du pouvoir établi, mais elles minent le fondement qui est la définition capitaliste de la réalité" (Castoriadis, page 95). Symétriquement, elles font émerger dans un tissu de rapports informels et de solidarité sans phrase, une autre conception du travail et de l’organisation sociale : les éléments d’un "contre-pouvoir".

Castoriadis s’attache surtout à détecter le positif des luttes informelles et passe plus rapidement sur la négation qui s’exprime de plus en plus nettement dans la "dissidence ouvrière" ce que René Lourau, dans l’ANALYSEUR LIP (collection 10/18) appelle le "hippisme industriel", en l’opposant aux idées de Castoriadis sur le "contre-plan dans l’atelier". "(L’ensemble des initiatives que les ouvriers prennent sur les lieux du travail pour corriger l’irrationalité du système, pallier les stupidités des ingénieurs, résister aux pressions de la maîtrise, au contrôle des chronométreurs, etc... C’est dans la pratique de tous les jours, et non seulement en période chaude et dans la théorie, que les travailleurs font la démonstration de leur capacité d’auto-organisation et de prise en charge de la production"). (Castoriadis résumé par Lourau, l’ANALYSEUR LIP 10/18, page 115).

L’absentéisme, le sabotage, la grève interminable ou "la grève pour la grève" sont les formes spontanées que prennent les luttes informelles dans leur orientation négative. "Du point de vue du travailleur, ces formes de lutte sont des réactions humaines, élémentaires, face à un mode de production, qui ne peut survivre qu’en niant toujours plus ceux par qui il vit" (n° 3 de la revue NEGATION). Ripostes à la déqualification du travail, à l’interchangeabilité des travailleurs, elles manifestent dans cette dévalorisation (psychologique, morale) du travail, ce détachement par rapport aux valeurs et normes de l’idéologie dominante qui caractérise toutes les variantes de la dissidence.


L’action anti-institutionnelle

Fournissant sa participation à cette enquête terminologique, Lourau inscrit les manifestations du "hippisme industriel" dans la catégorie du mode d’action anti-institutionnelle, qu’il subdivise en action non-institutionnelle et en action contre-institutionnelle .

L’action non-institutionnelle qui n’est cependant pas assimilable à l’action illégale, peut comporter aussi bien l’inscription de slogans sur les murs et les routes (donc sur des supports illégaux) que la séquestration de cadres ou la bagarre avec les forces de l’ordre.

L’action contre-institutionnelle se définit par la création d’une alternative aux institutions existantes : ripostes positives (comme le contre-pouvoir de Castoriadis), elles sont déclarées réformistes ou utopiques tant par les militants que par l’ultra-gauche.

Le courant contre-institutionnel, dans le mouvement général de dissidence, comprendrait donc en premier lieu les tentatives communautaires. Pour le cas plus précis du mouvement ouvrier, Lourau cite les coopératives, exemple qui lui permet d’indiquer comment une contre-institution (par tout ce qui relève encore en elle de l’institution) tend malgré elle à se réinsérer dans le système. Ce que ne peut ignorer aucun lecteur de VROUTSCH (n° 14 : Les coopératives, socialisme ou régression ?).

Lourau complète cette définition du mode d’action anti-institutionnelle par une opposition entre centralistes et périphériques, entre partisans des grandes offensives politiques dirigées frontalement contre l’appareil d’état bourgeois (théorie du "levier central") et partisans du "coup par coup" des opérations ponctuelles disséminées dans tous les secteurs de la vie quotidienne. Chemin faisant, Lourau introduit une idée qui éclaire une donnée essentielle de toutes les luttes fragmentaires : "la périphérie est analyseur du centre".

Autrement dit, chaque lutte périphérique, qu’elle concerne la condition des femmes ou les minorités, l’enseignement ou l’urbanisme, dévoile un vecteur du pouvoir et les tensions latentes ou obscurcies qu’il entretient. En faisant le joint avec la terminologie de Castoriadis, on peut dire que le conflit "à la périphérie" démasque le pouvoir implicite, l’implicite du pouvoir. Il met en jeu directement les malaises, les frustrations, les répressions de la vie quotidienne, et fait grincer et caler les rouages camouflés du pouvoir. Ainsi apparaissent au grand jour les innombrables relais du pouvoir "central" qui quadrillent la vie sociale. (Mais alors, on peut se demander dans quelle mesure ce n’est pas justement donner dans le piège - ou s’avouer centraliste - que de maintenir l’opposition centre - périphérie).

La ruse du pouvoir qui est de faire croire qu’il réside tout entier dans les grands centres de décisions et dans le voyant appareil de ses forces de répression, est percée à jour dans la réaction en chaîne des conflits localisés. Ce qui se découvre maintenant, dans l’intolérance viscérale et même épidermique à l’enfermement, ce sont les innombrables fibres du pouvoir qui ligotent l’individu à son insu, qui se sont incrustées dans ses nerfs dès la prime enfance et ramifiées sous l’action des différents modelages et marquages sociaux. L’effervescence anti-institutionnelle fait apparaître à nu les fils conducteurs du conditionnement, intensifie les allergies et dessine les figures de fissuration du système.

La révolution à multiples foyers

La question du pouvoir prend ainsi une place primordiale dans toute réflexion cohérente sur les mouvements fragmentaires. Pour prendre un dernier exemple, les prises de position de Michel Foucault et de Gilles Deleuze imbriquent étroitement les thèmes des luttes partielles, du pouvoir et de la pensée fragmentaire. On peut se reporter, pour une approche ... périphérique, à l’entretien Deleuze/Foucault paru dans le n° 49 de l’ARC, 1972 : "Les intellectuels et le pouvoir".

Face à une politique globale du pouvoir, qui cherche à renforcer toutes les structures d’enfermement ("toutes sortes de catégories professionnelles vont être conviées à exercer des fonctions policières de plus en plus précises : professeurs, psychiatres, éducateurs en tous genres") se dessinent "des ripostes locales, des contre-feux, des défenses actives et parfois préventives". "Chaque lutte se développe autour d’un foyer particulier du pouvoir" (Deleuze). Il est possible que maintenant les luttes qui se mènent, et puis ces théories locales, régionales, discontinues qui sont en train de s’élaborer dans ces luttes et font absolument corps avec elles, ce soit le début d’une découverte de la manière dont s’exerce le pouvoir" (Foucault qui précise dans un autre entretien, paru dans LES CAHIERS DU CINEMA, n° 251/252) : "Il fallait que le pouvoir se gomme et ne se montre pas comme pouvoir. Cela a été, jusqu’à un certain point le fonctionnement des républiques démocratiques où le problème était de rendre le pouvoir suffisamment insidieux, invisible pour qu’on ne puisse le saisir dans ce qu’il faisait et là ou il était".

La reconnaissance des luttes fragmentaires (et de leur cible immédiate : le pouvoir) s’accompagne d’une interrogation sur les liaisons : entre les différentes luttes, entre les luttes et les théories. Les luttes ne sont pas à totaliser, ce qui serait restaurer des formes représentatives de centralisme et de hiérarchie ; il s’agit par contre de faire communiquer, par des réseaux de liaisons latérales, transversales, ces points actifs discontinus ; de créer " un système de relais dans un ensemble, dans une multiplicité de pièces et de morceaux à la fois théoriques et pratiques" (Deleuze).

Ces positions impliquent, toujours selon l’entretien de l’ARC, un nouveau point de vue sur les rapports théorie-pratique. Est refusée d’emblée toute conception qui ferait de la pratique une application de la théorie, ou inversement de la théorie un produit de la pratique. "La pratique est un ensemble de relais d’un point théorique à un autre, et la théorie, un relais d’une pratique à une autre" (Deleuze). "La théorie n’exprimera pas, ne traduira pas, n’appliquera pas une pratique, elle est une pratique. Mais locale et régionale : non totalisatrice" (Foucault). "Il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action, de l’action de théorie, de l’action d’une pratique dans des rapports relais ou de réseaux. Une théorie, c’est exactement comme une boite à outils ... Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne, et pas pour soi-même. S’il n’y a pas des gens pour s’en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d’être théoricien, c’est qu’elle ne vaut rien, ou que le moment n’est pas venu" (Deleuze).

A relever aussi dans ces derniers extraits, le refus de toute pensée "représentative" (il va de pair avec le refus de la synthèse totalisante) : c’est l’équivalent du refus du "système représentatif" sur le plan de la pratique politique et sociale. Ce rejet circule à travers toutes les réflexions signalées ici sur la révolution plurielle et il se radicalise dans certains textes en une critique de la conscience. Le problème de la révolution ne se poserait plus désormais en termes de "prise de conscience" mais de "déprise de conscience" (J.F. Lyotard). S’il est indispensable de saper cette conscience hégémonique, que revendiquent les politiciens de la révolution et leurs appareils, et qui s’appuie sur "une mémoire du mouvement révolutionnaire" fabriquée selon un codage despotique à coups d’amnésies sélectionnées et de vérités rectifiées, étayée par le discours scientiste des "lois de l’Histoire", quel est le type de conscience correspondant à la ponctualité des actions et à leurs intensités ?

Diagonales libertaires

Voilà donc quelques outils pour notre boite...et qui ressemblent à s’y méprendre à quelques outils qui s’y trouvaient déjà. Juste un peu rouillés... Nous aurons d’autres coups d’œil à donner sur ces nouvelles boîtes, des tours de main à essayer. Le but de l’opération n’est pas de redorer notre enseigne en nous coiffant de quelques marques de fabrication désormais bien côtées. Cette prise au tas s’est faite en fonction de conformités et de correspondances certaines, et plus complexes qu’il ne ressort de ces notes. Il y a les interférences d’abord entre les parcours des fabricants, qui les ont conduits à considérer positivement les luttes spécifiques ("Socialisme ou Barbarie", l’analyse institutionnelle, le comité d’action aux prisonniers, etc ...). Il y a les recoupements surtout entre les démarches esquissées là et certaines constantes de l’action et de la pensée libertaires : pratique des luttes anti-autoritaires ou anti-institutionnelles, opposition prioritaire à toutes les formes du pouvoir, celles en particulier qui trament obscurément le tissu des relations sociales. Et l’on pourrait montrer sans peine, que les anarchistes à ce point de vue, sont allés plus loin. Mais l’épaisse idéologie économiste et centraliste ne se laisse pas secouer en un Jour, malgré la grande fissure de 1968.

Quant à la fragmentarité, elle est constitutive tout autant de la pratique que de la théorie anarchiste. "Ma vie elle-même est un fragment" disait Bakounine. Je m’en suis expliqué plus longuement, mais de manière trop dépressive encore, dans "la question anarchiste" (ANARCHISME ET NON-VIOLENCE, n° 31). Cela ne concerne pas seulement la facture des textes, qui sont pour la plupart irréguliers et fragmentaires, mais la logique même qui les conduits à rejeter la dialectique ternaire et la synthèse totalisante. "La synthèse gouvernementale " écrit Proudhon, en élaborant sur les traces de Fourier sa "dialectique sérielle". Est-ce pure rencontre de vocabulaire si Foucault et Deleuze attachent une telle importance aux méthodes sérielles (l’influence de Proudhon étant de toute manière exclue) ? Nous reprendrons plus tard, dans cette revue, la question de la dialectique sérielle, mais je ferai allusion encore à une autre rencontre rare en ces temps-là : dès 1962, dans NIETZCHE ET LA PHILOSOPHIE (P.U.F), Deleuze consacre un chapitre à la destruction de la dialectique chez Stirner.

Le but de l’opération n’est pas plus de naturaliser anars des auteurs dans le vent, mais il est intéressant de retrouver chez eux (non parce qu’ils sont dans le vent mais parce que leur apport est important) des démarches et des cohérences libertaires. Pas plus qu’ils n’ont le monopole de l’action libertaire, les anarchistes n’ont le monopole de la pensée libertaire. Nous devons savoir reconnaître la visée et la portée anarchiste d’actions nouvelles qui ne sont revendiquées par aucune "institution " libertaire, et qui ne sont marquées d’aucune référence à ce "label" ; nous devons procéder de même sur le plan théorique, quand des fragments d’anarchie traversent en diagonale le champ de certaines théories ; fragments variables selon les périodes et selon les secteurs concernés. Il en a été ainsi pour le surréalisme, puis pour l’existentialisme, par exemple.

Le fait qu’une thématique libertaire, activée de la sorte par un courant d’idées extérieur à la tradition, ne soit reconnue comme telle ni par ceux qui la mettent en œuvre, ni par les anarchistes apparemment contemporains, n’est pas sans conséquence. Ces intuitions libertaires, non explicitées comme telles, risquent d’être déviées ou occultées au lieu de radicaliser par contagion les autres éléments du dispositif théorique. Le surréalisme et l’existentialisme "sartrien" ont été ainsi bloqués et déformés plus ou moins durablement par l’attraction du stalinisme. Quant aux anarchistes, leur myopie devant les surgissements libertaires les rejette chaque fois un peu plus dans l’absence et la commémoration.

La vraie question (méthodologique) serait celle-ci : quelle est la logique (la dialectique ?) propre à une démarche théorique libertaire ? Est-ce la même logique que celle qui articule l’action libertaire ? Ou encore : y a-t-il une logique particulière de la pratique (théorique et concrète) anarchiste ?