VERS DES LENDEMAINS QUI DÉCHANTENT

"A lors que serait nécessaire une volonté de lucidité, point n’est besoin de croire à une idéologie particulière, mais au contraire de refuser de croire et de se libérer des croyances anciennes et nouvelles. Point n’est besoin non plus de développer une vision tactique visant à définir certains objectifs, à valoriser certaines formes (dures) d’action en tant que telles, indépendamment du contexte."

Le Point d’Interrogations, 1994

"Tant qu’ils seront lâches, croyants, serviles, les opprimés subiront la férule des maîtres. Et les chambardements des partis changeront tout au plus le nom du despotisme...
Monarques couronnés, régnant dans les fastes des palais, ou ministres démocrates, ourdissant la trame de leurs intrigues dans les annexes de la Bourse, ne sont que des pantins dont la haute bourgeoisie tire les ficelles, et qu’elle casse, déplace, transforme -ô bien peu !- à son gré. Mais dans la coulisse du prestigieux décor des gouvernements, la Force qui opprime ne change pas. C’est l’argent - Capital - qui fait les gouvernements - Autorité - et compte pour les maintenir sur l’inconscience des gouvernés. Calcul dont l’excellence est démontrée par mille exemples tragiques...
Constatations qui nous autorisent à qualifier d’inutiles les révolutions dont le but ou les résultats sont de remplacer un gouvernement par un autre.
Inutiles les efforts rageurs des révoltés que guide une folle illusion, inutiles leurs sacrifices, gaspillage de forces, gaspillages de vies...
C’est à la Bastille même qu’il faut s’attaquer, pour la détruire et non pour la refaire, pour vivre soi-même et non pour la vaine cause d’un Parti."
Lvovich Kibalchiche, L’anarchie N°288, 13 octobre 1910.

Tout ce que peuvent tempêter, agiter,... ceux qui aspirent à mettre leur trop plein d’énergie au service d’une bonne cause n’est que bougonnerie sans lendemain. Et lorsqu’il apparaît que la cause n’était pas si bonne que ça, de passer à une autre, ou... quelques années étant passées d’occuper autrement ses loisirs pour le peu qu’il en reste. Pour peu que l’on soit de plus séduit non seulement par sa propre agitation mais aussi par celle des autres, on trouvera sans mal dans l’actualité quelques actions spectaculaires supposées exprimer une révolte bien entendue porteuse de lendemains qui chantent. Ces différents dérivatifs font d’autant plus recette que les dérivatifs habituels comme le syndicalisme ou la politique ne semblent plus offrir d’alternative... même fictive. Pour qui a eu la possibilité de contempler depuis les années 70 ce qui se dissimulait
derrière ce sentiment de gentillesse sacrificielle, il y a de quoi être édifié. Ainsi, la retombée des mouvements de mai-juin 68, fut suivie du développement d’une nébuleuse de groupes activistes et de théoriciens de la lutte armée (par exemple la "Gauche Prolétarienne"
en France ) fascinés par les "luttes nationales" et déçus par l’évolution de leurs anciens modèles soviétique, puis bientôt chinois. Une partie d’entre eux donnèrent naissance à des groupes terroristes comme les Brigades Rouges, la R.A.F. ("bande à Baader"),... et quelques autres moins médiatisés. Vu des années ’90, tout ceci paraît bien exotique. Pour prendre l’exemple de la France, les principaux porte-paroles de la stratégie guérillériste se sont reconvertis dans la sphère gouvernementale, sont devenus conseillers du P.S.,... ou hommes d’affaires. La campagne électorale présidentielle de 1995 aura permis à certains de ces anciens "maos-spontex" de naviguer selon le sens du vent du mitterandisme au chiraquisme. Une occasion parmi d’autres de se retrouver coude à coude avec certains de leurs vieux adversaires du Mouvement Occident... et de se rappeler le bon temps où ils se crêpaient le chignon. Peut-être aussi d’évoquer la mémoire de ceux de leurs anciens compagnons de route qui, souvent moins célèbres et certainement moins adaptables, se sont suicidés.

Pour tous ceux-là, la violence, les affrontements divers,... appartiennent à un passé révolu. Il s’agit aujourd’hui de se forger une place au sein du nouvel ordre mondial. Pourtant, toute réflexion sur ce sujet n’est pas nécessairement superflue. D’abord parce que la violence est présente partout, quotidiennement. Violence des rapports sociaux où les plus défavorisés sont soumis à des conditions de survie dégradantes, et où ceux qui bénéficient d’un niveau de vie considéré comme "décent" (c’est-à-dire qui parviennent à se nourrir et se loger) craignent les réactions de ceux qui peuvent s’attaquer au peu qu’ils possèdent. Terrorisme d’un monde soumis au pouvoir des gangs. Gangs des puissances politiques et économiques se disputant le pouvoir ; gangs des religions établies et des sectes ; gangs des minorités structurées pour s’imposer contre les autres, contrôler des parts du marché de la drogue, du crime organisé,.. Ensuite parce que la critique radicale de ce monde, déjà suffisamment faible, risque constamment de se trouver amoindrie par la séduction exercée par certains comportements, par un certain "look" dur ou jusqu’au-boutiste.

DE LA TERREUR RAPPELÉE PAR L’EXEMPLE

Il y a des thèmes qui sont pour ainsi dire sacrés. J’en ai évoqué certains dans des numéros précédents du Point d’Interrogations : Antifascisme, Tiers-mondisme,... Dans le passé, ces thèmes ont été particulièrement exaltés par les groupes qui érigent le terrorisme en stratégie. La victoire de Castro en 1959 et les écrits de Che Guevara (avec ceux de Mao Tse Toung édités et diffusés gracieusement dans le monde entier), puis de Régis Debray leur fournirent un soutien idéologique et logistique, sinon une justification.

C’est ainsi qu’après avoir analysé l’Italie comme le "maillon le plus faible de l’impérialisme" (!) (Résolution stratégique, février 1978), les Brigades Rouges s’étaient constituées en contre-Etat, pour mener leur propre guerre, ériger leur "justice populaire" avec ses "tribunaux révolutionnaires" fleurant bon le jacobinisme et le stalinisme sinisé. Cette conception était celle d’une organisation menant une "guerre de libération nationale" : libérer l’Italie de la chaîne impérialiste et de la démocratie chrétienne complice des multinationales ! Il n’est donc pas étonnant que les brigadistes et les groupes du même type se soient réclamé d’un courant où l’on retrouvait des organisations porteuses d’un lourd passé de liquidation physique de leurs opposants, style O.L.P. ou I.R.A. Les B.R. s’attaquaient aux sociétés multinationales, aux impérialismes occidentaux et au personnel démocrate-chrétien. Mais ils ne pipaient pas mot des impérialismes russe ou chinois. Leurs méthodes (commando abattant froidement des individus désignés à l’avance) n’étaient pas neutres, mais se rattachaient à toute une tradition historique : celle de la "terreur".
Historiquement, la "terreur" est une violence aveugle institutionnalisée, décrétée. La terreur dite révolutionnaire n’est ni plus ni moins qu’une réponse à une autre "terreur" restant sur le même terrain. Pas tant par l’utilisation de la violence, mais par l’aveuglement et l’arbitraire qui caractérisent son institution.

La terreur nait politiquement pendant la révolution française avec la loi du 22 prairial (10 juin 1793) : "Les ennemis de la Révolution son ceux qui, par quelque moyens que ce soit, et de quelques devoirs qu’ils se soient couverts, ont cherché à contrarier la marche de la Révolution et à empêcher l’affermissement de la République. La peine due à ce crime est la mort ; les preuves requises pour la condamnation sont tous les renseignements, de quelque nature qu’ils soient, qui peuvent convaincre un homme raisonnable et ami de la liberté." La terreur jacobine, après avoir été utilisée contre les royalistes, devint-elle par sa logique propre une méthode d’extermination des fractions adverses dont furent victimes aussi bien Danton que ses initiateurs Robespierre et St. Just. C’est cette terreur jacobine dont s’inspirèrent en Russie les bolcheviks, à commencer par Lénine et Trotski, en réponse à la terreur blanche et aux vagues d’attentat. Ainsi, en août 1918, Lénine recommandait-il la capture d’otages qui "répondraient sur leur vie". Prenant prétexte du "caractère prolétarien" de la terreur, les victimes étaient choisies en fonction de leur
appartenance sociale et non de conduites ou de délits précis. D’où l’institution, dés décembre 1917, d’un corps spécialisé dans l’administration de la terreur, la Tcheka . Comme en 1793-95, la terreur signifiait aussi l’élimination des fractions adverses : clubs anarchistes en avril 1918, socialistes révolutionnaires de gauche en juillet 1918,...

TERREUR ET VIOLENCE

"Nous comprenons que cela puisse arriver, dans la fièvre de la bataille, chez des natures généreuses mais manquant de préparation morale -fort difficile à acquérir actuellement- qui peuvent perdre de vue le but à atteindre et prennent la violence comme une fin en soi et se laissent entraîner à des actes sauvages.
Une chose est de comprendre, une autre pardonner certains faits, les revendiquer, en être solidaires. Nous ne pouvons accepter, encourager et imiter de tels actes. Nous devons être résolus et énergiques, mais nous devons également nous efforcer de ne jamais dépasser les limites nécessaires." Errico Malatesta, Un peu de théorie (1892), in Articles Politiques (10/18).

Si le terrorisme, violence cynique calquée sur celle de l’État, est condamnable, une réflexion plus générale sur la violence ne peut être menée d’une point de vue moralisateur. Toute période de crise qui voit chanceler le pouvoir établi connaît son cortège de violences parfois massives qui trouvent leurs racines dans la haine, les rancœurs et les humiliations subies depuis des lustres. Mais à ce niveau, il faut distinguer entre des violences de masse, spontanées, parfois excessives en périodes offensives (excès qu’une réflexion plus approfondie conduit à tempérer et non à utiliser, surtout dans le cas de violences contre des individus) et la violence théorisée... érigée en mètre-étalon de la radicalité. On peut comprendre, sans les poser en modèles, les actions parfois désespérées de groupes ou individus placés dans des circonstances historiques données, caractérisées par la retombée d’un mouvement social important et l’existence d’une société répressive et bloquée. Ainsi en fut-il :
* des bombes anarchistes de la fin du 19° siècle, dans une période marquée par les charniers de la Commune et par les pratiques anesthésiantes de la social démocratie ;
* de l’incendie du Reichtag de Berlin par Marius Van der Lubbe, suite à la férocité de la terreur des troupes de Noske-Scheidemmann et à la liquidation des organisations communistes radicales ;
* des actions clandestines, dans l’Espagne franquiste, de groupes rejetant l’establishment républicain en exil. Un exemple typique est celui des membres du groupe M.I.L. à Barcelone qui dans les années 70 attaquèrent des banques pour alimenter les caisses de grèves. Encore ces actions ne furent pas des actes terroristes, aveugles et stratégiques, visant à la reproduction de leur groupe.

Hème, aout 1995

"C’est que vous ne connaissez pas... ce qu’il y a d’impuissance et même de niaiserie chez la plupart des hommes de la démagogie européenne. Ces tigres ont des âmes de mouton, des têtes pleines de vent ; il suffit de parler leur langage pour pénétrer dans leur rang. Leurs idées ont presque toutes, d’ailleurs, des affinités incroyables avec les doctrines du pouvoir absolu. Leur rêve est l’absorption des individus, dans une unité symbolique. Ils demandent la réalisation complète de l’égalité, par la vertu d’un pouvoir qui ne peut être en définitive que dans la main d’un seul homme. Vous voyez que je suis encore ici le chef de leur école ! Et puis il faut dire qu’ils n’ont pas le choix. Les sociétés secrètes existeront dans les conditions que je viens de dire ou elles n’existeront pas."

Machiavel, dans MAURICE JOLY, DIALOGUE AUX ENFERS ENTRE MACHIAVEL ET MONTESQUIEU (1864).


1 "July d’abord, en tout honneur ; avant 68, militant anti-impérialiste, étudiant communiste comme il se doit, imprégné de psychosociologie, donc de manipulation, il a le sens inné de ce qui "marche", des bons coups à saisir au vol. Il entre au mouvement du 22 mars (alors qu’il n’est plus étudiant et n’a jamais mis les pieds à Nanterre) et en devient vite un des leaders, grâce à ses talents de séducteur, son sens de la magouille... et au manque de perspective de ce regroupement dépassé par les événements... mais qui jouit d’un grand prestige dans le mouvement et les médias (c’est ce qui importe le plus à July).

Alors que le mouvement décline au milieu de l’Été 68 et que d’évidence la Révolution n’aura pas lieu, germe dans son esprit et dans celui de quelques autres dont Alain Gesmar, l’idée de la nécessité d’une "organisation plus ou moins militaire" : d’abord "soutien aux luttes du peuple", elle devient la "Gauche Prolétarienne" (La Gépé comme on dit)...
July dirige la GP avec Béni Lévy, ancien dirigeant des jeunesse marxistes léninistes (UJCML), qui se fera appeler Pierre Victor dans ses interviews de Sartre à Libé et pour sa "carrière littéraire future". A la direction, également Alain Gesmar, ex-secrétaire général du syndicat de l’Enseignement Supérieur (SNESUP), lié jadis aussi au 22 mars, et qui sera lui plutôt l’homme public (fasciné et pris en main par July), celui qui paiera les pots cassés par quelques mois de prison...

Pendant cette période de gloire de la GP, July s’illustre par sa conception stalinienne des "procès populaires", par quelques petites séances de "torture" contre un africain (affaire Fofana) accusé à tort d’être un flic infiltré, et par une exaltation de la violence que lui n’assume jamais, au détriment du contenu et du débat politique..."
Citation extraite de "La dérive Libération", Courant Alternatif, décembre 1981. Si le portrait tracé est réaliste, certains points de détails demanderaient vérification.

2 Un des membres de la Tchéka, Latsis, ne déclarait-il pas : "Ne cherchez pas de preuves pour établir que votre prisonnier s’est opposé au pouvoir soviétique en paroles ou en actes. Votre premier devoir est de lui demander à quelle classe il appartient, quelles sont ses origines, quel est son degré d’instruction et quel est son métier. Ce sont ces questions qui doivent décider de son sort. Voilà la signification et l’essence de la Terreur Rouge" (1° novembre 1918). Si ces consignes avaient été appliquées au parti communiste russe lui-même, tout son comité central aurait du être éliminé ! Un peu plus tard, Djerzinski le chef de la Tchéka, proclamait que "la contrainte prolétarienne sous toutes ses formes en commençant par les exécutions capitales, constitue une méthode en vue de créer l’homme communiste".

3 L’action du M.I.L.... comprenait des actions de type "expropriation" comportant le risque de création d’une organisation paramilitaire, ce qu’ils comprirent eux-mêmes ce qui fut une des causes de leur auto dissolution. Plusieurs de ses membres furent emprisonnés et l’un d’eux, Puig Antich, condamné à la peine capitale suite à la mort d’un policier lors de son arrestation. Selon la brochure "Gangsters ou Révolutionnaires" éditée à l’époque par le comité pour la vérité sur les emprisonnés de Barcelone, les inculpés du M.I.L. revendiquaient "le droit de ne pas être considérés comme des gangsters, ni non plus comme de simples antifascistes ou anti-franquistes". En cette période où tout était prétexte à mobilisation, il n’y eut aucun effort de mobilisation ni de la gauche ni des gauchistes, ni même d’explications de leurs positions sauf par quelques individus, alors que les mêmes gauches et gauchistes faisaient se mobiliser des milliers de parisiens en soutien aux nationalistes basques de l’E.T.A.